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Michèle Riot-Sarcey et al.

Entretien : Michèle Riot-Sarcey ou le projet d’une écriture benjaminienne de l’histoire

(Volume 7 - 2018 : Walter Benjamin. Philosophie de l'histoire.)
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Avant-Propos par Cécile Lavergne

1C’est à une réflexion générale sur les enjeux épistémologiques, politiques et pratiques d’une écriture benjaminienne de l’histoire que nous avons convié Michèle Riot-Sarcey. Elle poursuit dans son œuvre le projet de sa réalisation depuis désormais de nombreuses années. Michèle Riot-Sarcey est historienne du  XIXe siècle, professeure émérite à l’Université de Paris VIII, spécialiste notamment de 1848 et d’histoire du genre (qu’elle a largement contribué à introduire en France). Elle a dirigé de nombreux ouvrages sur l’utopie, dont le Dictionnaire des utopies en collaboration avec Thomas Bouchet et Antoine Picon1. Ses premiers travaux portent sur l’histoire du politique du point de vue des femmes (La démocratie à l’épreuve des femmes), suivis par plusieurs volumes de réflexion sur la question du genre en histoire2. Son travail sur les « marges » (les femmes, l’utopie) l’a conduit à s’interroger sur l’écriture de l’histoire, au sens à la fois politique et épistémologique. Outre la publication en 2016 de son dernier grand ouvrage, Le Procès de la liberté3, elle vient de co-éditer avec Claudia Moatti un ouvrage qui poursuit une réflexion collective sur le « sauvetage du passé » au présent, notamment à partir de la catégorie de référence, en nous appelant à un réveil critique et politique : « L’ignorance, l’amnésie dans lesquelles vivent les sociétés contemporaines, écrivent les auteures, sont le résultat d’une entreprise de destruction qui empêche aussi les hommes d’agir en les enchaînant à un présent nécessaire, d’où l’imagination politique a disparu. Il est donc urgent de restituer à la connaissance du passé tout son potentiel critique, afin d’avancer dans l’intelligence de l’histoire, qu’il s’agisse d’y trouver ces références nécessaires à l’action, ces possibles contenus dans les expériences d’hier, ou d’échapper au tragique re-jeu du passé. »4 Comme Benjamin en son temps, Michèle Riot-Sarcey est convaincue des rôles décisifs de l’historien et de la connaissance historique afin de faire surgir au présent l’étincelle utopique de l’émancipation.

2Dans Le Procès de la liberté, Michèle Riot-Sarcey assume explicitement une inspiration benjaminienne dans sa réécriture de l’histoire du XIXe siècle et en particulier de 18485. On sait de 1848 qu’elle est la « révolution oubliée »6, « coincée » entre 1789 et la commune de Paris. Pourtant il s’agit d’un épisode déterminant, du point de vue d’une philosophie sociale de l’utopie. Comme le défend Miguel Abensour7, l’échec de 1848 aurait signé et signifié pendant longtemps l’échec théorique et pratique d’une philosophie politique proprement utopique. À contre-courant de ces récits dominants, partagés aussi bien par Marx que par les historiens libéraux et conservateurs, Michèle Riot-Sarcey propose une histoire des expériences de la liberté, qui ne soit ni un renoncement à la chronologie, ni asservie au mythe du progrès. Plutôt qu’à de simples usages du passé, elle plaide pour un sauvetage du passé : la force utopique du passé tient alors au fait que certaines relectures d’épisodes oubliés seraient à même de nous fournir des raisons d’agir, d’armer au présent la praxis politique8. L’utopie apparaît dans cette veine benjaminienne comme un pouvoir de réveil ou d’éveil des espérances d’autrefois dans l’aujourd’hui des expériences critiques produisant un temps saturé d’actualité en ce qu’elle fait éclore au présent de nouveaux possibles porteurs d’émancipation politique.

3Si la postface de l’ouvrage se présente notamment comme une tentative de tirer les conséquences de la « leçon » donnée par Deleuze aux historiens, sur le plan historiographique lui-même, c’est qu’elle esquisse le type d’écriture de l’histoire susceptible d’être à la hauteur de l’événement « dans son devenir, dans sa consistance propre », autrement dit une écriture de l’histoire de ce qui « échappe à l’Histoire9 » . Comme l’affirme Antoine Janvier10, « lire Michèle Riot-Sarcey ne donne pas des souvenirs, ne fait pas revivre des expériences passées que nous avions refoulées ou rejetées hors de ce que nous considérions être l’histoire du XIXe siècle, de la tradition révolutionnaire ou des luttes d’émancipation. Lire Michèle Riot-Sarcey nous embarque dans des aventures de vie et de pensée qui nous délestent du poids de la mémoire des victoires et des défaites, et c’est précisément pourquoi cette lecture nous est précieuse, nous tenant à l’écart de la surenchère mémorielle et culpabilisante qui, sous l’injonction de sauver les (toujours plus) vaincus, petits, exclus, les (toujours plus) éphémères et impossibles tentatives, développe une entreprise de culpabilisation de la pensée et de l’action, destinée à s’absoudre dans le rachat par l’histoire, provoquant ainsi, paradoxalement, un effet de dépolitisation du présent. »

4Michèle Riot-Sarcey développe ainsi une attention aux discontinuités historiques, et à ce qu’elle appelle les « événements non advenus », les possibles historiques sous la forme d’aspirations, de désirs d’émancipation. Malgré l’échec des luttes, ils continuent de manière souterraine à informer le présent. « Il ne suffit pas, explique-t-elle, de supposer une autre direction d’un possible mais de s’attarder à distance de l’objet afin de comprendre comment, malgré l’échec, et en dépit de leur effacement, les idées en apparence perdues ou enfouies, les espoirs non advenus ressurgissent différemment et sont portés par d’autres, avec d’autres slogans, dans d’autres présents.11 »

5L’entretien qui suit est le fruit de dialogues croisés qui ont eu lieu à l’Université de Namur les 7 et 8 mai 2018 à l’occasion d’une conférence donnée par Michèle Riot-Sarcey et d’un séminaire autour de son œuvre, organisés par Louis Carré, Sébastien Laoureux et Cécile Lavergne dans le cadre du projet ARC « Philosophie critique de l’avenir » http://www.temporalite-imagination-utopie.be, en partenariat avec l’Université de Saint-Louis Bruxelles. Y participèrent Antoine Janvier (ULg), Jean-Yves Pranchère (ULB), Anne Roekens (UNamur), ainsi que des étudiants en 3ème année de premier cycle de philosophie de l’Université de Namur (Romain Balthazar, Channel Baquet, Valentin Bistiaux, Thomas Cardon, Jean Delincé Frère, Eve-Aline Dubois, Charles Herman, Mélanie Vandeloise, Quentin Vandelook), qui ont joué le rôle de répondants, et qui ont bien voulu que soient reproduits ici leurs questions et interventions. Nous les en remercions, ainsi que Michèle Riot-Sarcey pour la générosité de ses réponses et la richesse de ses échanges.

Le sauvetage du passé dans l’écriture d’une histoire des opprimés : une histoire discontinuiste12 ?

6Michèle Riot-Sarcey : Je voudrais pour commencer dire quelques mots de mon rapport à la pensée de Walter Benjamin. L’œuvre centrale à mon sens, est le Livre des passages13. C’est l’œuvre que j’ai, et que nous avons le plus travaillé – je dis « nous » parce que mon travail sur Benjamin s’inscrit dans un collectif de recherche qui poursuit avec patience et acharnement l’élucidation de sa pensée depuis de nombreuses années14. Afin de comprendre comment Benjamin avait pu penser l’histoire en fragments, pendant plus de cinq ans, chapitre par chapitre, nous avons questionné les textes et les références qui étaient les siennes. Ce lent et patient travail d’élucidation nous a conduits, petit à petit, à saisir l’œuvre de Benjamin, dans un souci d’exigence interdisciplinaire. Dans Le Procès de la liberté, j’ai cherché à démontrer la pertinence de la pensée de Benjamin relativement à l’écriture de l’histoire. Sachant que le rapport entre passé et présent est au cœur de la réflexion historienne, à condition de bien vouloir penser cette relation. En effet, tout comme Benjamin restituait le passé de son présent, chacun de nous se situe dans l’actualité de son temps, et oriente sa réflexion, consciemment ou inconsciemment, en fonction des questions du moment. Dès lors il nous importe de manier les différentes temporalités dans ce rapport en constante évolution entre « l’Autrefois » et le « Maintenant » de son actualisation. Clarification d’autant plus grande que Benjamin comprend la renaissance des fragments du passé oublié dans le devenir souterrain des espoirs d’hier.

7Vos réflexions critiques sur l’écriture de l’histoire suscitent des questions fondamentales face à la légitimité du travail des historiens. Est-il possible d’échapper à la lecture du passé à l’aune du présent (ou de l’avenir), ou en tout cas de mesurer les effets de ce biais ? En empruntant « le chemin de la liberté », ne recréez-vous pas vous-même finalement une certaine continuité ? Est-ce que l’histoire constitue une discipline « à part » de ce point de vue ? Actuellement, de fortes critiques sont formulées à l’égard des sciences économiques qui seraient enseignées dans la perspective d’une légitimation de l’ordre néo-libéral et qui ne laisseraient que peu de place aux contre-discours. En ce sens, est-ce qu’on ne pourrait pas formuler une critique commune à l’égard de toutes les sciences humaines ? Ou est-ce que l’histoire nourrit une prétention plus grande à raconter « le réel » et mérite donc une analyse particulière ? Marque-t-elle davantage encore les systèmes de représentation collectifs ?

8À la croisée des réflexions précédentes, est-ce que le recours à la fiction vous semble constituer une forme légitime d’écriture de l’histoire ? Dans un sens, elle recrée bien de la continuité, elle fabrique l’histoire. Dans un autre sens, le fait de se revendiquer « fiction » la dédouane davantage d’une prétention à rendre compte du réel…

9Michèle Riot-Sarcey : En lisant Qu’est-ce que la philosophie ?, ouvrage important de Deleuze,j’appris que l’événement échappait, pour l’essentiel, à l’historien15. C’est pourquoi il nous faut rester modeste car, à bien réfléchir, ce qui échappe à l’historien, est le devenir potentiel de l’événement. L’historien.n.e connaît la suite et ne découvre l’événement qu’après-coup. Lorsque Maurizio Gribaudi et moi-même avons préparé notre ouvrage sur 184816, nous avons été confronté à « l’événement » révolutionnaire heure par heure, événement mouvant, insaisissable et qui pourtant suscita enthousiasme et craintes. Comment en rendre compte si nous voulons, non seulement intégrer, dans le récit, le fait brut (quel est-il en vrai ?) mais la projection vers l’avenir ou l’imagination (et non pas l’émotion) qu’entraîne le moment révolutionnaire ? Doit-on tenir compte des fictions et imaginaires qui diffractent l’événement ? Ou s’en tenir à ce qui advient en écartant du récit l’utopie ou les espoirs qui sont, nous le savons, en devenir ? Car pour resituer un moment de l’événement 1848 : ces défilés, ces foules, ces rassemblements, ces voix, ces cris, ces passions, dans une conjoncture très chaotique, il faut, en quelque sorte, se glisser dans une forme de tradition en participant à l’imagination du moment. Et même si cela peut sembler paradoxal, restituer la part « d’imagination » dans l’événement participe de la tâche de l’historien.ne qui est conscient.e de son inachèvement. (J’ai toujours à ma disposition une machine à remonter le temps que j’inventa pour mes élèves de 6e, il y a bien longtemps). Transmettre cette part d’enthousiasme d’un moment du passé fut une préoccupation constante de mon métier de professeure dans le secondaire comme dans le supérieur. On ne comprend que superficiellement un moment du passé si celui/celle qui en rend compte ne s’inscrit pas subjectivement dans les événements dont il est comptable, d’une manière ou d’une autre.

10La fabrique de l’histoire n’est pas simple à restituer, car elle suppose une vision claire des enjeux du moment et des antagonismes qui entraînent des conflits d’interprétations, jusqu’au triomphe d’une vision dominante du passé immédiat. À titre d’exemple, l’émergence de l’utopie « réelle », avec sa force irrépressible d’espoirs quant au devenir du passé, la sécularisation de la religion, la désacralisation du pouvoir, dans le premier tiers du XIXe siècle, contraint les forces dominantes à instaurer l’histoire comme nouvelle légitimité. Une histoire qui aurait sa loi propre et donc échapperait à l’arbitraire des hommes. Nous sommes héritiers du temps où l’histoire devient l’espace – temps à partir duquel les nouvelles légitimités se sont constituées. L’interprétation du passé immédiat devient ainsi un enjeu central pour les autorités. La philosophie de l’histoire est la version historique d’une  idéologie en train de s’écrire et qui participe à la reconstruction du passé tout en contribuant à légitimer les interprétations dominantes dans l’immédiateté ou presque de l’avènement de l’histoire  (ce que j’appelle « la fabrique de l’histoire »). Au nom de la civilisation, il est nécessaire de justifier le bien fondé de celui qui triomphe : c’est par exemple la conception de Victor Cousin17. Or, en deçà des médiations discursives et du surplomb idéologique entre idées et pratiques, il est aisé de retrouver le mouvement de l’histoire en dévoilant les logiques propres à la « fabrique de l’histoire ».

11Nous voudrions revenir avec vous justement sur le processus de fabrique de l’histoire par les contemporains des événements. D’une part, il vous semble que George Sand est, dans son œuvre romanesque, « capable de puiser dans le réel jusqu’à comprendre le sens de l’idée communiste ». D’autre part, l’œuvre de Victor Hugo réinterpréterait, reconstruirait le passé, pour finalement en imposer sa vision à la postérité. Comment procéder pour distinguer les fictions qui sont « justes » et celles qui déforment ? Autrement dit, pourriez-vous revenir sur votre distinction entre la « fabrique de l’histoire » et ce que vous appelez le « mouvement de l’histoire », et qui sans doute fait écho à la critique benjaminienne de l’histoire des vainqueurs qui s’oppose à ce qu’il appelle la « tradition des opprimés18 » ?

12Michèle Riot-Sarcey : La continuité historique toujours construite après coup est traversée par les discontinuités historiques qui sont au cœur du mouvement même de l’histoire. Ecrire l’histoire suppose à la fois de se défaire de cette forme de récit interprétatif toujours reconstruit tout en s’arrêtant ou plutôt en repérant les moments inachevés d’un passé qui, au présent, resurgissent et redonnent sens aux espoirs inaccomplis d’Autrefois, pour reprendre une terminologie propre à Benjamin. Au cœur de la fabrique de l’histoire des contemporains, il est possible de se perdre dans la confusion entre enjeux présents et reconstruction du passé lointain et immédiat. Renouvelée sans cesse, l’opération est cependant visible si nous voulons bien distinguer en permanence les interprétations dominantes des conflits d’interprétations accessibles au moment même de l’événement. Car la « fabrique de l’histoire », profondément consciente, s’accomplit toujours au détriment de la connaissance des enjeux et des espoirs du passé qu’engendrent le mouvement de l’histoire. L’événement est un microcosme à partir duquel il est relativement aisé de séparer les interprétations d’après coup des réflexions de conjonctures, en phases avec les acteurs du temps. George Sand en 1848 en pleine crise économique et sociale, dans le temps court des espoirs énoncés et criés a su choisir le camp « du communisme » dans le sens d’un devenir possible. En ce temps, elle n’écrit pas de roman car mieux que personne elle sait distinguer la fiction dans laquelle elle se réfugie après avoir assisté aux échecs de l’histoire et le temps de l’action dans l’histoire. Inversement Victor Hugo écrit délibérément une fable historique vingt ans après, effaçant les événements marquants (la révolution de 1848), oubliant les actes et paroles des acteurs alors sujets de leur propres histoire, réhabilitant des figures malmenées par les insurrections (Louis-Philippe) tout en entrelaçant « ses misérables » de faits parfaitement vérifiables qui crée l’illusion d’un récit « vrai » d’où émerge un effet de réel saisissant (je vous renvoie à mon analyse dans Le Procès de la Liberté, analyse discutée et non contestée par les collègues littéraires « hugoliens »19).

13J’ajoute cependant que la vérité historique (mais quelle vérité ?) est pratiquement inatteignable si nous voulons bien considérer l’immensité « des faits advenus » comme ceux « non advenus » dans le temps long et qui restent, pour l’essentiel, inaccessibles à l’historien. Une remarque néanmoins : l’examen et l’analyse du fragment, de la marge, éclaire ou peut éclairer tout un pan de l’histoire. La quête du « cristal de l’événement total » comme le désignait Benjamin, à condition de prendre l’événement « fragmentaire » dans son accomplissement et son devenir, est une des clés, à mon sens, de compréhension et d’appréhension du passé. Attention ! Il ne s’agit pas de confondre les thèses de Benjamin avec la pratique de la micro- histoire telle que l’a transmise Carlo Ginzburg, le plaidoyer en faveur du messianisme populaire (à ne pas confondre avec la mode actuelle du populisme) est spécifique à Benjamin. Il s’agit plutôt de sauvetage des fragments du passé, aussi éphémère soit-il, dans l’aujourd’hui de son avènement, ou renaissance, par ce processus de remémoration que l’historien se doit d’identifier et donc de récupérer. Entre l’objectivation du passé et la subjectivité (l’engagement) du matérialisme historique que préconise Benjamin, il n’y a pas de confusion possible. Le meunier de Carlo Ginzburg20, en dernière instance, s’insère dans l’événement marquant de la continuité historique ! Tandis que la « découverte du cristal de l’événement total » s’insère précisément dans une fissure du temps continu. Il entre par effraction et de ce fait déstabilise l’ordre garant de la linéarité historique.

14Il m’est arrivé de le rencontrer ce « cristal de l’événement total », à la faveur d’une sorte de télescopage entre passé et présent, à travers ma propre perception. Un document peut tout à coup vous donner à comprendre un moment du passé totalement enfoui sous les discours interprétatifs, transmis et répétés de siècle en siècle au point de s’imposer comme vérité historique.

Refaire l’histoire ? Débats avec le courant de l’histoire contrefactuelle

15Vous vous démarquez à plusieurs reprises du courant de l’histoire contrefactuelle, marginal dans l’espace francophone, mais assez puissant dans le monde anglo-saxon21. Vous affirmez en effet qu’on ne peut pas « refaire » l’histoire. Pourriez-vous préciser quels sont les principes méthodologiques, et peut-être politiques, qui vous éloignent des travaux relevant de l’histoire contrefactuelle ? Êtes-vous spécifiquement en désaccord sur la conception de l’événement et de la catégorie de possible défendue par cette tradition22 ? Vos dernières collaborations autour de la catégorie de référence, notamment avec Quentin Deluermoz, sont-ils le signe de rapprochements à venir avec cette école historiographique ?

16Michèle Riot-Sarcey : L’histoire contrefactuelle peut être vue comme une autre manière de redonner vie aux vaincus de l’histoire. Mais je reste convaincue qu’on ne peut refaire l’histoire, même de manière fictive. Les vaincus ont été relégués aux marges de la compréhension historique. Au moment même de leur intervention dans l’histoire, le statut de sujet leur fut dénié. Il serait vain d’imaginer une forme quelconque de réinsertion dans l’histoire des individus ou des collectifs qui hors du mouvement de l’histoire sont laissés en suspens du temps dit historique. Ma préoccupation est ailleurs et se distingue nettement des tenants de l’histoire contrefactuelle. Je constate que, malgré ces effacements successifs, le passé, avec son potentiel non advenu, ne passe pas en dépit des tentatives d’effacement et des processus d’oubli. Ce sont les contemporains eux-mêmes et non les historiens qui s’emparent d’une revendication d’hier, différemment de leurs prédécesseurs, mais très concrètement. Cette forme de remémoration du passé se loge dans le souterrain des mémoires à la manière d’un inconscient si vous voulez bien entendre cette référence psychanalytique, le passé et la mémoire des vaincus resurgissent inopinément. À l’historien de s’emparer de cette forme de résurgence ou de renaissance. Mon analyse est beaucoup plus active que tous les procédés contrefactuels à mon sens. Et ne crée pas de confusion entre l’événement advenu et celui supposé avoir été dans un devenir discontinu. Nous reparlerons de tout cela avec Quentin puisque nous continuons de travailler ensemble dans un collectif d’historiens et de non historiens, qui vient de publier Pourquoi se référer au passé ?23.

17Enfin, j’ai donné, dans mon livre, une définition de l’historicité, et ai fait une critique des « régimes d’historicités » que propose François Hartog24. Rapportée aux différentes temporalités, l’idée est séduisante dans l’option d’une objectivation du passé, mais très imprécise si nous voulons tenir compte des enjeux qui s’expriment à travers l’interprétation du passé lointain ou immédiat. Les régimes d’historicités globalisent et synthétisent objectivement un ensemble mouvant et antagonique sur le temps qui les/nous précède. Cette vision en surplomb dépasse les enjeux du moment de l’histoire qui se fait et se construit. Plutôt qu’user de cette catégorisation univoque, j’ai préféré mettre l’accent sur le temps ponctuel, éphémère qui est le temps du mouvement de l’histoire au cours duquel les différentes visions du passé s’affrontent en éclairant les enjeux du temps. La quête d’historicité implique la rigueur de la réflexion qui doit être d’autant plus précise que la référence au passé est souvent motrice d’une histoire en train de se faire. Les individus ont des points de vue sur le passé à partir desquels les actions se déclinent. À ce moment précis, ils sont à la fois acteurs et sujets de leur propre histoire, en disant ce qu’ils font. Encore faut-il savoir qui parle ? Et que disent-ils ? Autour de quels enjeux ? À partir de ce questionnement, l’historicité est alors concrètement accessible.

18Je travaille donc à retrouver ce temps singulier, éphémère, dans lequel les individus, acteurs de l’histoire, à qui on a dénié la capacité non seulement de la faire mais aussi de l’écrire. Je pense notamment aux portraits d’Alexis de Tocqueville dont le talent est mis au service des vainqueurs de 1848. Les personnages de la manifestation du 15 mai sont caricaturés par le grand auteur libéral et aussitôt rejetés en marge de l’histoire25. D’un trait il en évacue les acteurs qui la font. La construction du sens de l’histoire se joue à cet instant. La révolution de 1848 était potentiellement représentative du mal absolu, quelque chose qui paraît aller dans le sens « normal » du cours de l’histoire. Dès juin 1848 on efface l’histoire des opprimés, comme on va effacer ensuite celle des communards.

Le moment 184826

19A ce propos, y a-t-il une unité du moment 1848, ou faut-il considérer que l'échec de 1848 aura montré l'impossibilité de tenir ensemble les composantes de la révolution de février : question sociale, réactivation des droits de l'homme et du citoyen, souveraineté populaire ? Comment penser l’articulation de ces trois termes que certains penseurs jugent contradictoires entre eux.

20Michèle Riot-Sarcey : Il nous faut saisir le processus historique dans un premier temps. Après la Révolution française, à la suite des avatars napoléoniens, au début d’une révolution technique, en pleine sécularisation du religieux, quand le devenir du progrès ouvre la voie, croit-on, à une véritable maitrise de la production, tout semble alors possible et à portée de l’humanité (circonscrite dans la vision des contemporains, à l’Occident). Robert Owen, par exemple, va tenter de mettre en œuvre l’utopie des possibles, à travers ses expériences coopératives. Dès l’instant où les masses, les ouvriers, les travailleurs, ont accès aux idées utopiques, quelle que soit la médiation dont ils usent, chacun traduit, à sa manière, les théories qui sont alors largement diffusées ; les projections utopiques aussi bien que les analyses critiques du système dans lequel ils vivent et auquel ils sont assujettis, leur permettent de saisir le monde dans lequel ils sont tout en dénonçant le réel de l’exploitation dont ils sont l’objet27. L’interprétation des textes utopiques, associée à la vision largement partagée de l’inachèvement des promesses de la Révolution française, peut être considérée comme étant à l’origine des insurrections du XIXe siècle. À ce propos, les contemporains ne s’y sont pas trompés. Je me suis donc efforcée de comprendre, ce que j’ai appelé, « le réel de l’utopie » en actes : la recherche sans fin de l’ordre politique juste et bon – pour reprendre une des très belles définitions de Miguel Abensour28. Dès les années 1820, des collectifs se constituent, non à partir des idées critiques qui circulent, mais en lien direct avec la défense de leur vie au quotidien du travail. Ils sont alors dépourvus d’idéologies en surplomb, lesquelles seront bien présentes au XXe siècle. Ces collectifs se constituent de manière ponctuelle, au gré des difficultés, le plus souvent illégalement, comme en témoigne la révolte des canuts (à Lyon en 1831 et 1834). Ils cherchent à rester « maitres chez eux » en ayant la main sur leur activité propre. On repère d’ailleurs un processus similaire en 1848, avec l’appel de Pauline Roland, en faveur du « gouvernement direct des travailleurs ». Quelques canuts avaient peut-être lu le Contrat social, à coup sûr ils avaient eu accès aux écrits de Fourier. Ces références confrontées à leur réalité sociale misérable, puis mises en regard avec les perspectives entrevues par leurs pères pendant la Révolution de 1789, les convainquent de l’urgence d’une mise en œuvre concrète des promesses énoncées par les Lumières et restées inachevées en 1793. L’histoire des idées et des textes théoriques ne nous permet pas de comprendre la réalité de l’appropriation – sans obligation ni encadrement –, des idées critiques qui circulent alors parmi les travailleurs. On pourrait dire qu’entre 1830 et 1834, en France, une masse populaire s’empare de l’idée du possible. Période exceptionnelle saluée comme telle par l’historien Maurice Agulhon : « L’émancipation du peuple et des femmes », est « à la mode », selon l’expression même de la presse du temps. En ce temps-là, précisément la légitimité de celui que Heine nomme dans sa correspondance, le « roi des barricades » (Louis-Philippe), est loin d’être assurée. Entre 1831 et 1834, ce que j’ai nommé dans un de mes ouvrages le temps des possibles est une période où tout semble en effet possible. En témoigne l’émergence des femmes dans l’espace public où les premières journalistes s’autorisent à mettre en pièce les rapports de domination. Notons au passage que Marx n’avait pas encore écrit son manifeste, et que nous sommes encore loin de la Première Internationale (1864).

21Imperceptiblement, progressivement, mais aussi violemment selon les périodes, le libéralisme va tout faire pour éteindre le feu des espérances utopiques en organisant par l’école et l’encadrement religieux renouvelé, la philanthropie, l’ordre asymétrique des sociétés « modernes ». À travers une philosophie du progrès, et une surveillance éducative, tout est mis en œuvre pour que la liberté puisse être pensée possible, à condition, toutefois, de la concevoir comme un privilège accordé à l’élite tandis que le reste de la population acceptera librement de se soumettre à l’ordre existant. Autrement dit, le libéralisme impose la définition d’une liberté paradoxale, instituée en assujettissement volontaire. C’est à partir de là que les utopies vont être à la fois enfermées dans des doctrines et transformées en chimères. On réinterprète la pensée utopique comme étant projetée dans un ailleurs impossible à atteindre (ou un non-lieu) afin d’apparaître aux yeux de tous tel un mirage.

22Or, les révolutionnaires de 1848 sont persuadé.es que le devenir d’un monde meilleur est à portée de mains. 1848, en un sens, rebat les cartes et redonne sens à la liberté vraie, tout en provoquant l’effroi des libéraux. Ces derniers vont donc tout faire pour que la révolution sociale, inséparable de la révolution politique n’ait pas lieu. La conjoncture économique joue en leur faveur, cela s’entend. Du point de vue du monde ouvrier, le processus révolutionnaire, amorcé en 1789, devait s’achever en 1848, tandis que le camp des ouvriers composé d’une population plurielle et minoritaire, lequel est trop souvent confondu et amalgamé au camp républicain au sens politique du terme, se distingue et, de fait, s’oppose au reste de la population principalement paysanne, à une France rurale, que l’on dit terrorisée. Après la victoire et la répression sans nom, les autorités n’auront de cesse d’étouffer la mémoire des idéaux de 1848, lesquels seront relégués dans le non-lieu des utopies irréalisables. Immédiatement après ce que l’on appelle pudiquement les événements de juin, les autorités célèbrent les vainqueurs, au cours d’une cérémonie macabre au cours de laquelle des toiles noires sont tendues sur la plupart des monuments de la capitale. L’Enterrement à Ornans de Gustave Courbet, artiste peintre, partie prenante de la révolution comme il le sera dans la Commune, exprime mieux que d’autres l’enfouissement des possibles (voir à ce propos mon commentaire dans Le Procès de la liberté29).

23Pourriez-vous apporter quelques précisions sur votre rapport aux travaux de Jacques Rancière ?

24Michèle Riot-Sarcey : Si vous voulez bien vous référer à mon ouvrage que j’ai intitulé Le Réel de l’utopie, vous y lirez comment j’entre en dialogue avec Rancière à propos de son livre La Mésentente.30 J’y conteste son interprétation de l’intervention de Jeanne Deroin, dans l’espace public, au temps de la révolution de 1848-1850. La place du langage et le pouvoir des mots sont beaucoup plus importants qu’il ne le dit. Jeanne Deroin, tout comme ses sœurs de 1848, font entendre le sens « vrai » de l’universalité. En vain. Leurs propos ne sont pas entendus. La pensée du politique, y compris au temps des bouleversements révolutionnaires, reste dominée par l’idée que l’on se fait de la liberté publique comme de l’universalité des droits, auxquelles n’accèdent aucunement les femmes. Dans l’usage des mots, le référent masculin (qui va de soi) est au cœur d’un des antagonismes « démocratique » du temps qui a été laissé dans l’ombre de l’histoire politique. Les enjeux d’interprétation sont essentiels à comprendre. Ils dépassent l’antagonisme homme/femme, puisque le sens du mot liberté, par exemple, très vite se limite à la sphère du politique, laquelle est réservée à une élite d’hommes préalablement libres, c’est-à-dire, à ceux qui ne sont pas assujettis aux « nécessités de la vie », pour reprendre une expression d’Hannah Arendt. Jeanne Deroin l’a très vite compris.

25L'une des raisons du refoulement de 1848 ne tient-il pas à la difficulté d'hériter du moment messianique du socialisme des années 1840 et de son espoir d'une nouvelle religion qui aurait été la religion de l'humanisme accompli ? Est-il possible de dissocier la mémoire de 1848 de cet espoir religieux ? N'est-il pas significatif que l'un des rares penseurs à avoir conservé la mémoire de l'événement et de ses promesses soit précisément Walter Benjamin, qui est aussi l'un des rares penseurs (avec Ernst Bloch) à avoir considéré que le marxisme ne pouvait rester un projet d'émancipation (et ne pas sombrer au rang d'une fétichisation du progrès et d'une soumission aveugle à la loi du développement des forces productives) qu'à la condition d'assumer une dimension théologique (celle d'une théologie politique de la libération) ?

26Michèle Riot-Sarcey : Certains quarante-huitards, comme Constantin Pecqueur31, par exemple, appelle à la rédemption du peuple. Ils adhèrent, tout comme Benjamin l’a brillamment exposé quelques décennies plus tard, à l’idée d’un sauvetage « immédiat » des vaincus de l’histoire. C’est pourquoi ils/elles se réfèrent à une origine dont ils/elles réinventent le passé. Le Christ ou plutôt leur Christ est selon les termes de l’historien Bowman, le Christ des barricades32 ! Leur religion est politique et profondément séculière ; le Christ est vu comme le premier communiste. L’origine ou la référence actualisée du passé est donc recherchée au-delà de l’histoire, au sens classique du terme. La nécessité de s’insérer dans une narration historique est d’autant plus grande que l’Histoire, repensée, en cours de reconstitution, sert de nouvelle légitimité politique. Or, les gens du peuple qui se pensent tels, ne retrouvent pas le passé de leurs ancêtres dans l’histoire en train de s’écrire. En effet, au cours de la première moitié du XIXe siècle, l’histoire se repense à rebours à partir de la période révolutionnaire dont on cherche les racines dans le combat « historique des prédécesseurs libéraux ». À la manière de Hegel, en quelque sorte. C’est ainsi, que l’histoire « moderne » retrace l’ascension continue d’une liberté acquise par les nouveaux sujets de l’histoire que sont devenus les vainqueurs de la Révolution. Ceux-ci élaborent un discours de vérité sur la liberté, dont ils limitent le sens au domaine politique qu’ils investissent pour eux-mêmes. La liberté sera alors définie et mise en œuvre par tous ceux qui ne sont pas assujettis aux « nécessités de la vie » (la fraction d’hommes dont la vie ne dépend pas d’un salaire ou d’un tarif quotidien, soit la bourgeoisie pour aller vite). Des « hommes libres », hommes politiques ou lettrés se font alors historiens (Thierry, Guizot, Lamartine, Thiers, Tocqueville, etc.). Séparée de sa mise en œuvre concrète, condition de la citoyenneté réelle (il faut du temps et un savoir disponibles pour accéder au pouvoir d’exercer sa liberté politique), la liberté appartient à ceux qui l’ont conquise pendant la révolution (en 1789) ou à leurs héritiers, là encore au sens concret du terme. La citoyenneté va être identifiée à cette liberté dont la mise en œuvre reste extrêmement étroite. En 1848, l’illusion de la non-séparation des domaines est encore à l’œuvre lorsque des républicains de la « veille », c’est-à-dire les authentiques républicains, affirmeront « qu’avec le suffrage universel » (réservé aux hommes) désormais « il n’y a plus de prolétaires en France ». La répression de juin 1848 mettra un terme à ce « mensonge » en achevant la séparation du politique (réservé aux nantis) et du social confiné aux revendications en vue d’améliorer le sort des plus démunis. Les vainqueurs resteront alors les guides des vaincus d’hier au sein d’une population que l’on identifie au Tiers état – d’autrefois. En d’autres termes, le peuple, éclairé par ceux qui savent et qui possèdent, restera sous la domination des vainqueurs de la révolution de 1789.

27Mais revenons à cette sécularisation étonnante : elle participe de la modernité, les Jésuites y compris s’y adaptent. Si le sacré a perdu de sa force et la transcendance divine de son efficacité, les croyances sont encore bien vivantes. La rédemption du peuple ne se pense plus dans l’autre monde mais dans ce monde-ci. Nombre d’acteurs de l’histoire du temps relisent et réinterprètent les textes bibliques en les humanisant ou les actualisant. Les Pères de l’Eglises, les évangélistes, Saint-Paul lui-même, entrent dans le siècle. Des femmes comme Jeanne Deroin ou Pauline Roland relisent les Épitres à leur manière afin d’apporter la preuve que le devenir de l’humanité est inscrit dans son destin et conduit au bonheur de tous en réalisant l’égalité. Etonnamment Saint-Paul devient un révolutionnaire. En 1848, l’histoire, moteur d’espoir, impose aux prolétaires d’entrer dans une histoire « naturelle » incontestable. Une histoire qui fut leur mais qui leur a été confisquée. En sauvant le peuple, ils/elles participent au sauvetage de « l’humanité » tout entière. Tâche qu’a manquée la Révolution de 1789, par inachèvement de ses promesses.

Sauver la modernité33 ?

28Il semble que l'assomption de notre historicité — et de l'historicité de notre rapport à l'histoire —, pour conserver un lien à l'émancipation (à l'étoile de 1848, pour ainsi dire), doit se définir comme modernité. Henri Meschonnic34, une des références que vous avez grandement raison de convoquer, pensait au fond que la modernité était la véritable figure, non mystifiée et non réactionnaire, de l'historicité comme présence du sujet à son propre présent. Vous souhaitez « libérer la modernité créatrice de la modernité dévastatrice35 ». Mais d'où vient cette scission de la modernité en deux versants ? Signifie-t-elle que la modernité n'est sauvée que par autre chose qu'elle-même (l'image d'une sortie hors de l'histoire qui brille dans l'idée révolutionnaire), ou faut-il penser que seule une des deux modernités mérite son nom, parce qu'elle est l'immanence radicale d'une historicité sans visée d'éternité ? Quelle est l’articulation exacte entre historicité et modernité ?

29Michèle Riot-Sarcey : En effet, il faut penser l’historicité dans « l’infini » de son devenir aurait dit Meschonnic. La lecture que fait Benjamin de Baudelaire est, de mon point de vue, exemplaire, comme l’est sa définition de la modernité à laquelle je me suis attachée en tant qu’historienne. La modernité « c’est l’éternel dans le transitoire »36. À condition de saisir l’événement dans ses enjeux et ses possibles en devenir, la modernité créatrice appartient à ceux et celles qui tentent de transformer le réel qui les accable ou les enferme. Vaincus, leur devenir est effacé de l’histoire au profit d’une modernité confondue et dissoute dans l’évolution technique ou assujettie à l’idéologie du progrès. Retrouver l’historicité de tous ces moments créateurs éphémères participe de la tâche de l’historien. Consciente de l’incomplétude de l’histoire et soucieuse de saisir les rejeux, les renaissances, les ressacs, de ces mouvements, j’ai cru nécessaire de m’attacher à la redécouverte de ces résurgences contenues dans les idées en actes dont la mémoire souterraine conserve la trace. Celles-ci resurgissent de manière inattendue, voire incongrue aux yeux des conservateurs de l’ordre existant. Ainsi sommes-nous placés dans une modernité infinie et permanente si nous acceptons de regarder le monde à travers les incises éphémères des expériences en marge de la linéarité toujours reconstruite. L’actualité de la modernité vraie se redessine par les actions qui, à peine advenues, sont mises à l’écart de/par ceux qui écrivent l’histoire. L’histoire n’existe que si elle est préalablement pensée. C’est donc du présent, à l’aide d’outils conceptuels et d’une méthode éprouvée, que l’histoire s’écrit à partir de ces résurgences fragmentaires (retrouvées dans l’historicité de leur avènement). En effet, ce qui émerge à nouveau, au présent, n’est pas le passé en soi, mais des éléments incompris hier qui se glissent dans une actualité reconnaissante. Une forme d’authenticité du passé reconduite dans le maintenant d’une réinvention. En d’autres termes, ce qui a fait le mouvement de l’histoire et n’a pas été accompli.

30Par exemple, dans les lettres adressées au journal Le Globe, journal saint-simonien, les prolétaires essayaient de décrire leurs situations en même temps qu’ils s’inspiraient de la doctrine de Saint-Simon. Dans leur propos, les références au passé sont constantes. En l’occurrence ce qui compte ce ne sont pas tant les écrits des saint-simoniens, pas plus que les faits d’hier relatés mais leur réception comme leurs usages, à l’origine des mouvements critiques d’un présent qu’ils comprennent alors et ainsi le dépasse. De là se manifestent des pratiques différentes, des soulèvements ou des insurrections. Afin de se plonger dans l’historicité de ces actions réalisées à partir de l’aperception des doctrines utopiques par exemple, comme de la récupération d’un passé inachevé, l’historien doit se départir des idées reçues et user de sa part « poétique » pour se plonger dans un passé oublié. La pratique historienne est, en quelque sorte, un dédoublement entre présence et absence, entre oubli de soi et volonté de se ressaisir d’un moment définitivement passé, et … remémoré dans l’éclosion d’une nouvelle actualité (ou modernité) dans laquelle il se reconnait et le reconnait. Est-ce que le réel de l’utopie a nécessairement des effets ? Non pas nécessairement, mais ce réel, en apparence si singulier, participe du mouvement de l’histoire, il est le mouvement de l’histoire. Ses effets sont néanmoins réels, à travers les fragments du passé qui ressurgissent et sont portés par d’autres acteurs héritiers des précédents. Ils sont le signe que quelque chose est resté inachevé. Benjamin a pensé l’histoire mais ne l’a pas écrite. À ma mesure et à mon niveau, j’ai tenté d’apporter la preuve de sa pertinence. En usant de concepts, par lui élaborés. De ce point de vue, il faut bien dissocier discontinuité et rupture. 1789 est incontestablement une rupture : aucune autorité, malgré l’emprise des restaurations successives sur le gouvernement des hommes, n’est parvenue à revenir en arrière. Charles X, le roi le plus réactionnaire, au sens propre du terme, n’a pu remettre en cause la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dont la référence, en dépit des interprétations libérales, a servi bon nombre de causes insurrectionnelles. Une rupture ! Dans la mesure où la Révolution de 1789 (au sens large) a rendu impossible le rétablissement de l’Ancien Régime. Tout autre est le devenir des révolutions de 1830, de 1848 ou de la Commune de Paris. Le rétablissement de l’ordre social (antérieur) après les répressions dont ces révolutions sont l’objet, referme la fracture introduite par l’insurrection en réinsérant l’événement révolutionnaire dans le récit continu d’une histoire progressive. La législation adaptée au nouveau rapport de forces, non seulement légitime le nouveau pouvoir, mais permet de relier le nouveau régime, au régime antérieur. L’insurrection et les espoirs qui l’accompagnent sont donc inscrits dans les fissures discontinues de l’histoire. Compte-tenu de la formidable explosion révolutionnaire, 1848 aurait pu, et le fut un moment, devenir l’événement rupture par excellence. Mais la répression de l’insurrection de juin a mis un terme à cette expérience inédite. La rupture espérée s’est transformée en erreur utopique. C’est pourquoi il nous faut saisir le suspend du temps historique dans lequel s’inscrit la discontinuité d’un possible stoppé net par la répression autant que par les dispositifs d’effacement et d’oublis qui lui succèdent. C’est pourquoi j’ai cru nécessaire d’expliquer comment la fabrique de l’histoire intervenait en transformant le temps de rupture en événement illusoire. Pour ce faire, il m’a fallu rendre compte du processus de recouvrement des discontinuités. Par exemple, traquer la manière dont Victor Hugo efface le rôle des acteurs de l’histoire du XIXe siècle dans Les Misérables, ou revenir sur les remarques lapidaires de Benjamin lorsque celui-ci note la concordance des temps entre la fondation de l’Internationale et les expositions universelles, vitrine du fétichisme de la marchandise que produisent les ouvriers assujettis au système à l’encontre duquel ils devront se battre, afin d’en dévoiler les ruses et les pièges.

Philosophie et engagement37

31Nous voudrions revenir sur le statut de l’historiographie matérialiste, qui est l’horizon de la pensée benjaminienne, et qui appelle une réflexion sur la tâche révolutionnaire de l’historien.ne. La pratique historienne nous semble alors prise dans un paradoxe. Car si elle semble devoir se systématiser, et se diffuser pour être efficace, sans quoi l’histoire des opprimés demeure une histoire à la marge, rencontre-t-elle alors l’écueil de devenir une véritable « discipline », et le retour possible au conformisme ? Autrement dit, l’historiographie matérialiste en devenant dominante, et en se donnant les moyens d’armer les imaginaires des luttes, peut-elle demeurer un combat contre le conformisme, la fabrique de l’histoire et l’idéologie du progrès ?

32Quelle est alors l’articulation entre votre démarche de recherche et l’action militante ? Comment concevez-vous votre travail : comme un outil, une arme pour les opprimés ? Qui peut l’utiliser ?

33Michèle Riot-Sarcey : Je suis née en politique avec la fin de la guerre d’Algérie. Etant issue d’un milieu social non favorisé, ou courant, j’ai dû rapidement travailler pour vivre. C’est à ce moment-là que j’ai découvert Sartre (Les chemins de la liberté notamment). La période était particulièrement propice à l’engagement politique qui allait de soi, en 1961-62 à Lyon, un moment où le militantisme permettait de croire au possible changement des rapports sociaux. Munie de l’idée de liberté acquise à ma manière par le biais des lectures de Sartre, j’avançais avec la certitude que personne n’était responsable de ce que j’étais (entrée dans la vie active par obligation). Ainsi, j’ai pu lier « naturellement » liberté et responsabilité (la mienne). J’étais alors, pensai-je, la seule responsable de mon devenir. Avant de lire Nietzsche, quelques années plus tard, je sus très tôt que le ressentiment était improductif, et … dix ans plus tard j’ai pu réaliser mon souhait en reprenant mes études, sans trop de difficultés. À l’aide, en particulier, de mon compagnon Denis Berger (ex-« porteur de valises », pendant la guerre d’Algérie).

34J’avais déjà expérimenté la critique de l’idéologie, puisque j’ai vécu ce moment utopique que fut mai 68. C’est peut-être pourquoi je n’ai jamais voulu, ni pu, écrire d’histoire selon la méthode positiviste, largement reprise sous couvert de scientificité ou d’objectivité. J’ai souhaité, malgré les avis contraires des enseignantes consultées, commencer une recherche sur les femmes exceptionnelles. Quelques années plus tard, la thèse soutenue, je publiais les résultats de ma recherche dans mon premier ouvrage  La Démocratie à l’épreuve des femmes (1994). Toujours en place dans les bonnes librairies.

35Au sein de différents collectifs, je/nous pratiquions alors la transdisciplinarité par obligation. Pour poser la question du pouvoir – inspirée que j’étais des travaux de Foucault – il me/nous fallait poser la question du sujet mais aussi de sa disparition au sein des courants de pensée philosophique. Il nous importait alors de réfléchir sur les conditions de production d’un concept, des concepts, et confronter notre point de vue, afin de répondre à l’exigence d’une connaissance susceptibles d’éclairer nos propres conditions de production – autrement dit, s’interroger sur le comment en est-on arrivé là. La préoccupation de Foucault, toute sa vie, n’était-elle pas de lier sujet et pouvoir ? Travailler sur la question du pouvoir impliquait de travailler sur les dispositifs qui le produisent et le propagent. Ainsi, ce n’est pas tant le caractère militant que la dimension subjective de ma pratique historienne qui m’importe. Militant ? Le mot, en ce domaine, ne fait pas sens ; subjectif se rapporte à la méthode critique de l’historienne en capacité de situer son propos dans une actualité qu’elle aussi décrypte ; subjectif désigne une forme d’engagement au présent d’un individu qui a « les pieds dans la glaise ». Encore faut-il savoir qui l’on est ? Dans le monde tel qu’il va …

36J’essaie donc de développer une subjectivité à distance, si possible. En me situant, sans trop d’efforts d’ailleurs (le propre de l’historien.ne ?) entre présent et passé. Ce qui suppose de poser un regard critique sur le présent tout en réfléchissant au futur antérieur d’événements non advenus. À titre d’exemple, travailler à récupérer les expériences émancipatrices du passé oblitérées de l’histoire au profit d’un récit des mouvements supposés de catégories sociales construites tout en questionnant le rôle et la place des idéologies dans la perte ou la dénaturation de l’idée d’émancipation. Remonter le cours du temps à rebours appartient à la geste benjaminienne dont je me suis inspirée.  Saisir l’origine de l’idée aussi longtemps que celle-ci reste inachevée participe de la compréhension fondamentale de l’histoire. Comme Benjamin l’affirme dans ses Thèses, « l’origine c’est la fin ». Mais pour cela, il faut revenir au Drame baroque allemand, et accéder à la différence complexe, entre « concept » et « idée »38. Nous avons longuement dialogué avec mes amis « benjaminiens » sur cette distinction d’une grande importance, c’est pourquoi, également, j’ai toujours travaillé et pensé avec des chercheurs d’autres disciplines, en particulier des philosophes – comme Philippe Ivernel et Miguel Abensour, morts tout récemment.

37Très pratiquement, je me suis toujours efforcée de diffuser mon travail auprès d’un public qui excède l’Académie : j’ai  répondu aux demandes des universités populaires, en particulier celles qui se sont constituées à Orange, à Toulon en particulier, instituées contre le Front national. Mon travail est de ce point de vue un outil de réflexion que j’espère collective. Non une école de pensée. Je crois nécessaire d’accepter la marge, parler, écrire, à côté et à l’encontre du mainstream. Pour être en mesure de penser tout court.

38Dès lors, est ce que tout événement qui a été laissé de côté vous intéresse ? Ou est-ce que le travail de l’historien c’est d’aller chercher des événements qui ont une force d’action sur le présent ?

39Michèle Riot-Sarcey : Tous les historiens pensent et travaillent à partir d’enjeux présents. Encore faut-il qu’ils l’assument. De là et seulement de là, ils interrogent le passé. Aussi j’essaie de comprendre le monde, qui est le nôtre, si possible dans un rapport critique au flot d’informations qui nous assomment. Se saisir d’une actualité ouvre à la compréhension des enjeux du moment, lesquels sont les résidus de ceux d’hier. À titre d’exemple : au XIX siècle, la politique était pensée sans les femmes ; celles-ci ne parvenaient pas à se faire entendre – a fortiori ne parvenaient pas à déstabiliser ce monde éminemment masculin. Aussi ai-je voulu comprendre comment la « démocratie » dite représentative, dont le nom aujourd’hui reste inchangé, a pu être mise en œuvre en excluant la moitié de l’humanité. Mouvement dont les effets sont saisissables aujourd’hui encore, raisons pour lesquelles la parité est un masque qui permet de ne pas interroger la singulière universalité des principes libérateurs ! Il en est de même pour la colonialité aux conséquences infinies. En d’autres termes, je pars en quête de l’événement qui perdure. Ou de l’idée libératrice inaccomplie ; le concept qui interroge et aide à interroger les savoirs établis, c’est un argument de vente. Alors que l’idée critique reste, revient, résiste, par rapport au concept. C’est l’actualité qui m’aide. Ou encore ce qui résiste à l’écriture de l’histoire, qui n’a pas vraiment intéressé les historiens, une singularité qui s’infiltre ou entre par effraction dans l’actualité. L’historien « ordinaire » est davantage préoccupé de la représentativité d’un collectif ou d’une catégorie. Or, la singularité voire l’exceptionnalité de l’individu déviant au regard de la norme, informe davantage des enjeux et de l’ordre social existant que la vue d’ensemble d’un groupe social toujours construit. On pourrait dire que la singularité de l’idée grâce à laquelle l’individu donne un sens « vrai » à la chose dont il est question, échappe généralement à l’historien. Sur ce versant, j’ai retrouvé Derrida avec Spectres de Marx39.

Quel besoin d’histoire40 ?

40Il faut lire la postface au Procès de la liberté, qui assurément est déjà un grand texte. Et il faut que les « philosophes » lisent cette postface, parce qu’elle constitue en réalité une leçon que vous donnez aux philosophes, ceux dont la tâche ou l’affaire est le concept. C’est ainsi que ce livre peut nous frapper, nous affecter, parce qu’il rencontre notre désir profond, mieux, la nécessité, de faire de la philosophie (politique, esthétique, « de la culture », morale, éthique) au contact le plus proche de l’histoire et des historien.ne.s. Nous avons besoin d’histoire,  nous avons le désir d’histoire, précisément parce que nous avons besoin de « pensée alternative ». Mais ce besoin, ne pourrait-on pas l’énoncer dans d’autres termes (concepts) que ceux du salut par la mémoire face à la catastrophe qui vient (c’est-à-dire qui est déjà là), de l’opération d’extraction hors de l’oubli des expériences vaincues ? Tout à l’inverse, ne pourrait-on pas le voir (paradoxalement) comme une opération d’oubli (au sens de Nietzsche et de Deleuze) cherchant à conjurer le travail de la mémoire et l’enregistrement du souvenir qui peuvent sembler profondément porteurs de la neutralisation du « pouvoir d’agir » au sens où l’entendait Pierre Leroux ?

41Car il semble que l’on ait besoin d’oublier le poids de l’histoire, c’est-à-dire la mise en impuissance que le sens de l’histoire (sa maitrise et connaissance par quelques-uns) nous impose. Sur le plan de la recherche, il nous faut expérimenter de la contingence, comme vous le rappelez, celle de la rencontre du sens de l’archive, qui détruit le continuum du sens de l’histoire. À ce moment-là, la pluralité du réel commence à altérer notre présent. Elle révèle la fragilité de nos constructions. Ne peut-on pas penser ce type de travail à l’opposé d’une histoire des vaincus, comprise comme surenchère mémorielle et culpabilisante ? Car elle pourrait nous conduire à vouloir nous dédouaner de l’affrontement avec notre propre présent, en sauvant les plus petits. Il se peut qu’il y ait une entreprise de culpabilisation derrière la volonté de salut, à l’exact opposé de vos travaux, et de ceux par exemple d’un Xavier Vigna41.

42Michèle Riot-Sarcey : La postface au Procès de la liberté est en fait l’introduction de l’ouvrage, et c’est à travers elle que j’ai commencé à penser mon livre. Le pouvoir d’agir au sens ou l’entendait Pierre Leroux, lequel signifiait liberté réelle à peine entrevue en 1848 est devenu aujourd’hui l’équivalent de la servitude volontaire. Aussi, 1848 peut être considéré comme l’origine, au sens benjaminien de la liberté vraie pensée possible : s’y attarder permet de remonter le temps afin de restituer la manière dont les révolutionnaires se réfèrent aux fragments du passé qu’ils se réapproprient, et ainsi de suite, infiniment … C’est ce qu’il est convenu d’appeler une « histoire à rebours ». Il ne s’agit donc pas d’une histoire des vaincus, mais d’une histoire au présent d’une actualité sans cesse « modernisée ». 1848 est alors le moment fondateur d’une idée de liberté réelle, parce qu’entrevue en acte par toute une population « révoltée » contre les injustices de l’histoire et contre l’oppression. Ainsi les espoirs d’hier sont recyclés dans le maintenant de leur accomplissement, même éphémère. Pour cela, je me suis efforcée de retenir ce qu’il reste de 48, mais aussi de chercher comment 1848 fut effacé au cours d’un long processus qui prit différents contours, du roman aux représentations des idées dominantes. Je rends compte de ce processus de « fabrique de l’histoire » sous la forme continue qu’elle s’est donnée tout en essayant de retrouver les traces du temps des possibles, comme autant de temps suspendus du temps historique. J’en conclus qu’il y a une continuité souterraine, invisible. Elle resurgit dans une actualité autre. En 1848, les « révolutionnaires » actualisent à peine leur brochures et pétitions envoyées aux Chambres en 1830, 31, 32, 34 …. Les mêmes pétitions, envoyées dans les années 30, se retrouvent sur les tables des autorités de 1848. Retenir ce fait en incise, suppose de marquer un arrêt dans une écriture de l’histoire qui rompt avec le récit continu. En effet, celui-ci va analyser le même phénomène comme une effraction sans aucune portée pour l’histoire. On connaît le sens de l’histoire, alors que la réalité historique est tout autre. C’est pourquoi il m’a été nécessaire parallèlement de démontrer, comment immédiatement après l’événement, l’histoire se repense par les autorités politiques et morales qui donnent, en quelque sorte le sens « dominant » de l’événement dont ils sont sortis vainqueurs ;  un sens de l’histoire, repris par l’opinion devenu « sens commun » – et de ce point de vue j’ai aussi été inspirée par Michel De Certeau42. Le sens de l’histoire est comme on le voit artificiellement conçu, seulement à partir de l’événement advenu. Reste sur le bas-côté l’essentiel de ce qui fait le mouvement même de l’histoire (qu’on pense à l’Ange de l’histoire de Klee tel qu’interprété par Benjamin). L’ordre se reconstitue, l’immensité du passé est alors oubliée. L’histoire des opprimés, l’histoire souterraine des continuités invisibles est donc nécessairement une histoire fragmentaire, et cependant elle est le mouvement de l’histoire.

43Et je voudrais préciser qu’il ne s’agit pas de mémoire reconstruite. J’ai écrit Le Procès de la liberté en même temps que j’étais en analyse. Il existe des liens étroits entre cette forme d’écriture de l’histoire à rebours et les manifestations de l’inconscient selon Freud. Ainsi nous le montrent les lectures benjaminiennes de Baudelaire et de Proust43 : la remémoration échappe à la mémoire reconstruite, c’est un surgissement inattendu, y compris pour celui qui le reçoit ou l’actualité qui l’accueille. L’histoire de ce point de vue, se renouvelle sans crier gare. Le trauma ne peut ressurgir que de manière contingente, du tréfonds de la mémoire souterraine.

44La remémoration ainsi conçue éclaire singulièrement le présent du passé en lien avec l’idée même d’inconscient. Ni artifice, ni chose créée, elle advient. De ce point de vue, le passé peut être considéré comme créateur ou fondateur. C’est la raison pour laquelle je parle de modernité créatrice opposée à une modernité dévastatrice. L’enjeu est pour moi de faire entendre le sujet émergeant de la catastrophe passée. Le processus de remémoration peut être exercé par tous, être attentif à ce qui advient suppose une vigilance de tous les instants.

45Pour finir, pourriez-vous préciser la place des collectifs dans la production de vos recherches ? Car vous faites apparaître en permanence les gens qui vous ont fait faire des rencontres, vous rendez visibles avec une très grande générosité la dimension collective de votre recherche…

46Michèle Riot-Sarcey : Comme je le disais, il n’est question d’aucun volontarisme. Simplement s’instituer guetteur ; pour se faire, le collectif « critique » s’impose. En effet, libre chez soi n’a pas grand sens, tandis qu’exercer cette liberté au sein d’un collectif toujours en éveil permet non seulement la vigilance mais la remise en cause permanente ! Et, de ce fait l’élaboration devient possible. On travaille seul, on écrit seul, mais on pense avec, à côté, voire contre l’autre. À l’occasion de la sortie d’un livre d’hommage qui m’a été rendu en un volume collectif, intitulé « Genre et utopie ou le « réel d’Augustine »44, Irving Wohlfarth s’est écrié en voyant la diversité des petits groupes présents : « à toi toute seule tu es un collectif ! » Pour ma part, je reste persuadée que le rapport à l’autre conduit à forger sa propre pensée. Avouer l’aide que l’on a reçue, comme ses références, c’est dire la force extraordinaire du partage, de l’échange comme de la critique.

Notes

1  Bouchet (Th.), Picon (A.) et Riot-Sarcey (M.) (dir.), Le Dictionnaire des utopies, Paris, Larousse, 2002.

2  Riot-Sarcey (M.), La Démocratie à l'épreuve des femmes. Trois figures critiques du pouvoir (1830-1848), Paris, Albin Michel, 1994. Voir également Riot-Sarcey (M.), Histoire du féminisme, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2002, deuxième édition 2006 ; Riot-Sarcey (M.) (dir.), De la différence des sexes. Le Genre en histoire, Paris, Larousse, 2010 ; Riot-Sarcey (M.), Le Genre en questions : pouvoir, politique, écriture de l’histoire : recueil de textes 1993-2010, Grâne, Éditions Créaphis, 2016.

3  Riot-Sarcey (M.), Le Procès de la liberté. Une histoire souterraine du XIXe siècle en France, Paris, La Découverte, 2016.

4  Moatti (C.) et Riot-Sarcey (M.) (dir.), Pourquoi se référer au passé ?, Ivry-sur-Seine, Les Éditions de l’Atelier, 2018, p. 17.

5  Voir l’introduction et la postface au Procès de la liberté.

6  Gribaudi (M.) et Riot-Sarcey (M.), 1848, la révolution oubliée, Paris, Découverte, 2008.

7  Voir notamment Abensour (M.), L’histoire de l’utopie et le destin de sa critique. Utopiques IV, Paris, Sens&Tonka, 2016.

8  Voir également Riot-Sarcey (M.), « L’actualité du passé ou la pertinence de la pensée de Walter Benjamin », in Bouton (C.) et Stiegler (B.) (dir.), L’expérience du passé. Histoire, philosophie, politique, Paris, L’Eclat, 2018, p. 195-209.

9  Riot-Sarcey (M.), Le Procès de la liberté, op. cit., p. 324.

10  Extrait des questions adressées par écrit à Michèle Riot-Sarcey le 8 mai 2018.

11  Al-Matary (S.), « Résurgences du passé. Entretien avec Michèle Riot-Sarcey », La Vie des idées, 19 juillet 2017. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Resurgences-du-passe.html

12  Les questions de  cette sous-section ont été posées par Anne Roekens.

13  Benjamin (W.), Paris capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, traduit de l'allemand par Jean Lacoste d'après l'édition originale établie par Rolf Tiedemann, Paris, Cerf, 2009.

14  On peut se reporter à la liste de chercheurs/ses qui clôt les remerciements du Procès de la liberté (p. 11), notamment Irving Wohlfarth, Nathalie Raoux, Philippe Ivernel, que Michèle Riot-Sarcey tient particulièrement à remercier tant leurs exposés furent éclairants.

15  Deleuze (G.) et Guattari (F.), Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 2005, p. 106 : « Ce que l’Histoire saisit de l’évènement, c’est son effectuation dans des états de choses ou dans le vécu, mais l’évènement dans son devenir, dans sa consistance propre, dans son auto-position comme concept, échappe à l’Histoire ».

16  Gribaudi (M.) et Riot-Sarcey (M.), 1848, la révolution oubliée, Paris, Découverte, 2008.

17  Riot-Sarcey (M.), Le Procès de la liberté, p. 303.

18  Benjamin (W.), « Sur le concept d’histoire », in Œuvres III, Paris, Gallimard, Folio-essais, 2000, p. 433.

19  Riot-Sarcey (M.), Le Procès de la liberté, p. 182 et suivantes.

20  Ginzburg (C.), Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier du XVIe siècle, Paris, Aubier, 1980.

21  Voir Deluermoz (Q.) et Singaravélou (P.), Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus du passé, Paris, Seuil, 2016.

22  Dans la postface au Procès de la liberté, Michèle Riot-Sarcey propose une distinction entre possibilités et possibles : « nous sommes suffisamment mûrs, à mon sens, pour ne plus nous satisfaire des apparences, en confondant ‘l’horizon des possibilités’ avec l’horizon des possibles. Tandis que les possibles se construisent sur un renouveau de la liberté individuelle et collective en société, les possibilités se limitent au dispositif disponible qui assujettit l’humain aux choses. » (Le Procès de la liberté, ibid., p. 337).

23  Moatti (C.) et Riot-Sarcey (M.) (dir.), Pourquoi se référer au passé ?, op. cit.

24  Riot-Sarcey (M.), Le Procès de la liberté, p. 300 et suivantes. Voir Hartog (F.), Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.

25  Tocqueville (A.), Souvenirs, Paris, Gallimard, Folio-histoire, 1999, p. 154-169 (Deuxième partie, chapitre VII).

26  Les questions de cette sous-section ont été posées par Jean-Yves Pranchère.

27  Voir Riot-Sarcey (M.), Le Réel de l’utopie. Essai sur le politique au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1998.

28  Abensour (M.), L’utopie de Thomas More à Walter Benjamin, Paris, Sens et Tonka, 2009, p. 94.

29  Riot-Sarcey (M.), Le Procès de la liberté, p. 179.

30  Riot-Sarcey (M.), Le Réel de l’utopie, op. cit., p. 19-24.

31  Voir Riot-Sarcey (M.), Le Procès de la liberté, p. 91-92.

32  Bowman (F.-P.), Le Christ des barricades (1789-1848), Paris, Cerf, 1987.

33  Les questions de cette sous-section ont été posées par Jean-Yves Pranchère.

34  Meschonnic (H.), Modernité, modernité, Paris, Gallimard, Folio-essais, 1988.

35  Riot-Sarcey (M.), Le Procès de la liberté, p. 336.

36  Baudelaire (Ch.), « Le peintre de la vie moderne » (1863), in Ecrits sur l’art II, Paris, Gallimard, 1971, p. 150 : « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable ».

37  Les questions de cette sous-section ont été posées par des étudiants en troisième année de bachelier en philosophie à l’Université de Namur.

38  Benjamin (W.), Origine du drame baroque allemand (1925), traduit de l'allemand par S. Muller, Paris, Flammarion, 2009, p. 39 et suivantes.

39  Derrida (J.), Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993.   

40  Les questions de cette sous-section ont été posées par Antoine Janvier.

41  Vigna (X.), Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, Paris, Perrin, 2012.  

42  De Certeau (M.), L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, Folio-histoire, 1975.

43  Benjamin (W.), « L'image proustienne » (1929) in Œuvres II, traduit de l'allemand par Maurice de Gandillac revu par Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, 2000, p. 135-154 ; « Sur quelques thèmes baudelairiens » (1939), in Œuvres III, p. 329-390.

44  Colantonio (L.) et Caroline Fayolle (C.) (dir.), Genre et utopie. Avec Michèle Riot-Sarcey, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2014. En réalité,  le prénom de naissance de Michèle Riot-Sarcey est Augustine.

Pour citer cet article

Michèle Riot-Sarcey et al., «Entretien : Michèle Riot-Sarcey ou le projet d’une écriture benjaminienne de l’histoire», Phantasia [En ligne], Volume 7 - 2018 : Walter Benjamin. Philosophie de l'histoire., URL : https://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=926.