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Anne Boissière

L’espace acoustique, ou le sentir lui-même
À partir d’Erwin Straus

(Volume 5 - 2017 : Architecture, espace, aisthesis)
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Résumé

L’espace acoustique est étudié en lien avec la phénoménologie d’Erwin Straus, dans son effort conjoint pour renouveler le statut du sentir et celui du mouvement. L’espace qui appartient au mouvement du sentir n’est pas objectivable ni mesurable : il décrit une relation au monde que la sphère du son et de la musique permet d’appréhender de façon indirecte, comme Straus le montre dans son texte Les formes du spatial. L’espace dont il est question n’est pas celui, rationalisé, que la musique a conquis au cours de son histoire. C’est un espace indissociable de la motricité corporelle lorsque celle-ci, à la seule écoute, est saisie et emportée malgré elle par le rythme. L’espace acoustique est inséparable d’un vécu particulier qui se manifeste immédiatement par un surcroît de vitalité et de tonicité. Cette transformation, involontaire et globale, atteste que l’espace acoustique relève du pathique, et qu’il est propice à préciser le statut de l’aisthesis, selon le remaniement théorico-philosophique auquel invite la pensée de Straus.

Index de mots-clés : acoustique, affectivité, Erwin Straus, Eugène Minkowski, mouvement, pathique, résonance, rythme, sentir, tonicité, vitalité

Abstract

Acoustic space will here be studied in connection with the phenomenology of Erwin Straus, which contributed to a renewal of both the definitions of ‘sensing’ and movement. The space that belongs to sensing’s movement is neither objectifiable nor measurable: it describes a being in the world that the domain of sound and music can indirectly determine, as Straus shows in his text The Forms of the Spatial. The space in question is not the one that music has rationalized and conquered throughout its history. It is a space that is inseparable from embodied motricity when it is elevated and carried away by the rhythm, whatever the subject. Acoustic space is connected with a particular lived experience which immediately expresses a surplus of vitality and tonicity. This transformation, involuntary and global as it is, shows that acoustic space belongs to the “pathic”, and that it is appropriate to clarify the status of aisthesis from the theoretical and philosophical perspective of Erwin Straus.

Index by keyword : Acoustic, Affectivity, Erwin Straus, Eugen Minkowski, Feeling, Movement, Resonance, Rhythm, Sensing, Tonicity, Vitality, “pathic”

Zusammenfassung

Das Verständnis vom akustischen Raum wird in diesem Beitrag in Bezug auf Erwin Straus’ Phänomenologie erörtert, die dazu beiträgt, die beiden Definitionen des Empfindens und der Bewegung sowie ihrer Beziehung zueinander zu erneuern. Der Raum, der zur Bewegung des Empfindens gehört, ist weder objektivierbar noch messbar: Er beschreibt eine Weise in der Welt zu sein, die den Bereich des Klanges indirekt erfassen kann, wie Straus es in seinem Text Die Formen des Räumlichen zeigt. Dieser Raum ist nicht der Raum, der sich in der Geschichte der Musik allmählich als ein rationalisierter Raum herausgebildet hat. Er ist vielmehr ganz von der zwanghaft vom Rhythmus ergriffenen körperlichen Motorik abhängig. Der akustische Raum ist von einem jeweils besonderen Erlebnis unabtrennbar, das sich unmittelbar als erhöhte Vitalität und Tonizität manifestiert. Diese unabsichtliche bzw. unwillkürliche und umfassende Aktivität bestätigt, dass der akustische Raum zum ‚Pathischen‘ gehört. In diesem Maße hilft uns dieser Begriff, den Sinn der Aisthesis in Straus‘ theoretisch-philosophischer Perspektive genauer zu fassen.

Schlagwortindex : Affectivität, Akustik, Bewegung, Empfinden, Erwin Straus, Eugen Minkowski, Resonanz, Rhythmus, Tonizität, Vitalität, ‚pathisch‘

1L’espace acoustique vient ici désigner et approfondir l’hypothèse selon laquelle le sentir est un mode de communication irréductible, lié au mouvement. C’est la notion de mouvement qui est au premier chef sollicitée dans cette perspective, qui s’appuie sur l’immense apport en ce domaine du psychologue et phénoménologue Erwin Straus. Dans ce contexte, introduire le qualificatif d’acoustique revient à tourner le dos à toute approche de l’espace en termes d’extériorité ou de réceptacle, et à accepter que l’espace puisse avoir une teneur affective, précisément dans la mesure où il appartient au sentir et à son mouvement. Parler d’affectivité risque toutefois de porter à confusion ou malentendu : Straus d’ailleurs évite ce terme et lui préfère celui de « pathique », selon un sens renouvelé de l’affectivité qui est justement un des enjeux de la magistrale mise en chantier qu’il entreprend à l’endroit de l’aisthesis.

2Que la notion du pathique soit, dans le texte de 1930 Les formes du spatial, abordée en lien avec la musique est du plus grand intérêt et n’a pas suffisamment retenu les commentaires. Straus en effet y engage un modèle résonnant et vibratoire de l’affectivité, non sans lien avec son souci premier de rompre avec toute philosophie du sujet comme conscience. C’est d’ailleurs dans cette même mesure qu’il renonce aux termes de sensibilité et d’émotion appartenant à un horizon théorique où plane encore l’ombre du raisonner, et avec lui les catégories de l’âme et du corps, ou encore du sujet et de l’objet, qui empêchent de prendre toute la mesure du sentir comme un mode de communication sans équivalent. Avec l’espace acoustique, la réflexion s’oriente du côté d’un résonner, selon une acception de la résonance et de l’acoustique qui n’est pas liée à la science ou à la physique des sons. L’espace acoustique, qui est celui de la résonance, appartient à une expérience qui n’est pas objectivable : il faut y être pour sentir, c’est-à-dire pour être touché et mis en mouvement.

3Que cette mise en mouvement soit immédiate, sans explication aucune, et qu’elle colore en même temps l’ensemble du rapport au monde d’une vitalité sans pareil, voilà ce que Straus s’efforce de penser en introduisant l’espace acoustique et la musique, à laquelle il attribue avant tout – comme d’autres au demeurant l’ont fait avant lui – le pouvoir de saisir et d’emporter. La musique vient rendre compte de la qualité et de l’intensité, ou encore de la dynamique qui appartient au mouvement lié au sentir : s’imposer au sujet comme un « être-saisi » et le « disposer » d’une façon qui engage la globalité du vécu. Cette disposition échappe à la taxinomie des passions ou des émotions : c’est à un niveau plus basique que cela opère, qui serait plutôt de l’ordre d’un accordage – ou d’un être plus ou moins accordé – dont il faudrait dire la qualité. La notion allemande de Stimmung, très difficile à traduire1, serait probablement la plus proche de ce qui cherche à être appréhendé, à savoir cette expérience finalement très commune selon laquelle le monde, pour chacun d’entre nous, est toujours coloré, sans qu’on sache dire exactement quelle couleur le colore, qu’on se lève plein d’entrain ou qu’on se replie sur soi au réveil à cause de la pluie. Cette couleur est celle qui sonne ou résonne : elle appartient à l’espace acoustique.

4On ne trouvera pas chez Straus de développements directs sur les notions d’« atmosphère » ou d’« ambiance », devenues aujourd’hui les enjeux d’une esthétique renouvelée et de beaucoup de préoccupations architecturales liées à l’habiter – notamment à la suite des travaux de Gernot Böhme2. Sa conception de l’espace, en tant qu’elle s’arc-boute à la musique, croise pourtant l’orientation de ce questionnement plus récent, et contribue à l’enrichir de ses déterminations particulières. Je propose ainsi de dégager quelques jalons de son approche qui se déploie électivement à partir de la musique, c’est-à-dire d’un mouvement lié non au déplacement et à la vision, mais à l’acoustique et au ton ; ce qui devrait nous permettre de prendre la mesure de la puissance et de l’inventivité de sa pensée de l’aisthesis.

1. La question méthodologique

5Vouloir développer une réflexion sur l’espace acoustique tel que je l’envisage pose cependant d’emblée un problème méthodologique. L’espace acoustique, en effet, n’appartient pas au domaine du concept et de ce qui est saisissable par les moyens de l’intellect, ce qui ne veut pas dire qu’il ne faille pas le penser. En tant qu’il relève du sentir, et de l’expérience liée au sentir, il exige pour être théorisé une méthodologie adéquate. Sur ce point Erwin Straus, en homme de science qu’il était, n’a cessé de rappeler les limites du savoir positif qui procède par expérimentation, défendant pour sa part l’exigence d’une approche phénoménologique partant du sujet vivant et de son expérience vécue. Aussi toute une partie de son combat porte-t-elle sur les présupposés d’une philosophique cartésienne qui, prenant son point de départ dans la position d’un sujet comme conscience, elle-même extra-mondaine, rejette le mouvement dans l’étendue et dans l’extériorité d’un espace homogène et sans qualité. Le mouvement vivant, y compris pour les animaux que le théoricien inclut dans sa recherche, ne saurait ainsi faire l’objet d’une science, physique ou physiologique, qui raye d’emblée, justement par l’objectivation, tout ce qui relève du sentir. Celui-ci est d’abord une relation au monde et doit être abordé comme telle, comme relation vivante. Straus ne cesse d’affirmer ainsi la priorité de la relation, à partir de laquelle seulement les pôles objectif et subjectif peuvent être appréhendés, comme modification ou transformation de cette relation première : « Dans le sentir, le « je » et le « monde » se déploient simultanément pour le sujet sentant ; dans le sentir, le sujet s’éprouve soi-même et le monde, soi dans le monde, soi avec le monde »3. En même temps, Straus ne cache pas la difficulté qu’il y a, y compris au sein de cet horizon méthodologique issu de la grande révolution husserlienne, à atteindre le sentir. Non seulement ce dernier ne se laisse pas objectiver, mais sa nature même d’être l’expérience d’un « éprouvé »4, fait obstacle à la description qu’on pourrait en faire, laquelle risquerait au demeurant de modifier ou d’altérer ce qu’il y a à décrire. Face à cela, une méthode en quelque sorte oblique pourrait avoir son utilité, et même s’avérer nécessaire ; et en effet, c’est ce qu’on observe dans Les formes du spatial, texte particulièrement intéressant pour nous en ce qu’il introduit la notion d’espace acoustique.

6Bien qu’il s’adresse à ses pairs de la communauté scientifique, Straus poursuit son argumentation en se référant à plusieurs reprises à la sphère de l’art : dès l’introduction où il évoque la danse de son temps, danse dite absolue qui s’est séparée de la musique, plus loin également en s’appuyant sur l’autorité de l’historien de l’art Wölfflin, en citant des vers de Goethe, ou encore en mentionnant le cinéma, sans compter les longs moments consacrés à la musique et à la danse à partir desquels il mène l’argumentation. Le théoricien s’excuse presque de ces détours, tout en reconnaissant leur fécondité voire leur légitimité pour son investigation. L’art, sous cet angle, paraît donc bien répondre de cette méthode oblique par l’intermédiaire de laquelle la spatialité, qui est ici le thème exploré, réussit à être cernée. Cette circonstance, en même temps, risque de créer des malentendus sur l’objectif de la contribution, laissant croire qu’il s’agirait au premier chef de l’art. Or il faut nuancer. Car l’horizon qui donne sens à la réflexion reste bien celui du sentir comme mode de communication, thèse qui conduit Straus à interroger l’espace d’une manière nouvelle. Comme il le rappelle dans Du sens des sens5, ce texte Les formes du spatial se confronte à la différence entre les sens, notamment entre le voir et l’entendre, dans la perspective d’une réflexion visant à montrer que ces données renvoient à une seule et même relation fondamentale qui inclut l’espace – et avec lui le temps6 –, relation qui se voit modifiée selon qu’on la considère du côté de l’optique ou de l’acoustique. Straus a à cœur de préciser les modalités d’une spatialité liée à la musique et à l’écoute. Le fait qu’il soit question du mouvement vivant lié au sentir, ici envisagé sous l’angle de l’espace, donne lieu à une approche de l’espace tout à fait inédite. Celle-ci se dégage non seulement de la conception cartésienne de l’espace comme extensio, comme je l’ai suggéré plus haut, mais également de celle de Kant qui fait de l’espace une forme a priori de la sensibilité, dans le contexte général d’une théorie de la connaissance – qui est transcendantale. Or affirmer que le sentir est un mode de communication, comme Straus y insiste, c’est justement se dégager de toute approche de la sensation, voire sensibilité, envisagée comme mode de la connaissance, ce qui est le cas de la plupart des théories philosophiques avant lui7. Au mouvement vivant qu’il entend étudier, Straus associe un « espace vivant », que la musique en particulier pourrait révéler et manifester. Mais de quel espace s’agit-il ? Et pour quelle musique ? Il est tout aussi important de bien situer l’art dans ce contexte général – qui est celui d’une enquête sur l’aisthesis et non pas sur l’art en tant que tel – que d’en apprécier correctement les références. Straus ne parle jamais de la musique seule, mais bien de l’articulation de la musique et de la danse, encore une fois dans une perspective qui porte sur le mouvement et l’espace, en tant qu’il révèle ou manifeste le sentir. Ce faisant, il s’appuie sur une expérience de la musique qui n’est pas celle qui va se développer et s’affirmer tout au long du XXe siècle. Celle-ci, certes, annexe toujours davantage l’espace, mais dans une orientation qui privilégie la domination scientifique et technique du matériau sonore. Aussi l’espace dont il est question, en ce domaine, n’est-il pas celui que Straus vise quant à lui dans le cadre de sa recherche phénoménologique. Je propose de rendre cette idée un peu plus claire, en me tournant à présent vers ce qu’on pourrait appeler le « tournant spatial »8 de la musique.

2. Le « tournant spatial » de la musique

7L’espace, à propos de la musique, peut désigner celui de la salle de concert et ainsi concerner le mode de diffusion du son. On parle de spatialisation du son pour préciser la façon dont les compositeurs au courant du XXe siècle, intègrent ce facteur physique de la salle, soit en délocalisant les instrumentistes soit en projetant le son à partir de plusieurs haut-parleurs répartis diversement dans le lieu. Il existe d’ailleurs des spécialistes de l’acoustique des salles susceptibles de prêter main-forte à cette préoccupation nouvelle. La relation puissante que l’on trouve parfois entre architecture et musique, comme chez Iannis Xenakis, relève globalement de cette conception de l’espace.

8Mais une autre doit être envisagée, plus abstraite, en référence au processus d’écriture qui dans la musique occidentale, a pris une place de premier ordre dans son évolution, lui permettant de développer des formes inconnues dans les autres civilisations. C’est la notation qui est alors en jeu, non seulement parce qu’elle contribue à spatialiser la musique sur la feuille, mais parce qu’elle crée, notamment avec l’apparition de la barre de mesure vers le XVIIe siècle, les conditions d’une pensée autrement inaccessible. La musique se rationalise progressivement, d’une façon qui trouve des déterminations spécifiques dans l’après seconde guerre mondiale avec le traitement informatique du son. La tendance, qui n’est pas linéaire, est forcément complexe ; on peut toutefois la cerner globalement, ainsi que le propose le musicologue Makis Solomos9, comme celle d’une « géométrisation » croissante. Le tournant spatial de la musique, tout au moins de la musique savante qui est celle dont nous parlons, est ainsi à mettre au compte d’une évolution interne à la composition, qui va de pair avec un privilège accru voire désormais exclusif de la vue, et une hégémonie toujours plus importante du calcul dans la maîtrise de l’écriture. L’analyse de cette tendance est en réalité délicate, mais on peut s’appuyer sur le philosophe Theodor W. Adorno pour voir, dans cette rationalisation de la composition, une mutation qui concerne la définition de la musique elle-même, dont les conditions de perception se trouvent entièrement changées. Le début du processus remonterait à Debussy, ou peut-être même avant, à Wagner : Adorno parle à ce sujet d’une « pseudomorphose de la musique en peinture »10.

9   Au-delà de la question de l’évaluation artistique ou musicale, je voudrais souligner pour mon propos que cette évolution en termes de géométrisation expulse de la musique le rapport sensible aux mouvements corporels. Makis Solomos observe notamment que la rationalisation croissante du temps musical conduit à substituer au temps vécu et à l’impulsion rythmique, des valeurs en termes de durées qui ne peuvent plus être senties ni éprouvés corporellement. Dit en d’autres termes, tout ce qui concerne la spatialisation du corps, dans le rythme vécu et sensible, est évacué au bénéfice de cet espace rationalisé et intégré – dont on doit reconnaître en même temps qu’il contribue à la puissance de cette nouvelle musique11. Cette conquête de l’inouï, rendue possible par la rationalisation et la domination du sonore, a donc son revers : la musique savante offre difficilement à son auditeur les modalités d’une expérience qui soit vivante, c’est-à-dire sensible et corporelle, et le parti pris qui est le sien converge avec celui de l’abstraction et de l’intellectualisation. L’esprit du cartésianisme l’emporte, dans la géométrisation du sensible.

10Ce risque, inhérent au tournant spatial, n’est pas neuf et il avait déjà été pointé au début du XXe siècle par certains musiciens, au nombre desquels il faut compter Émile Jaques-Dalcroze qui défend, dans le domaine de l’éducation en particulier, la possibilité d’un rapport sensible à la musique, une musique sentie ou éprouvée plutôt qu’intellectuellement dominée. Dalcroze invente la Rythmique dont l’objectif est de nouer la musique au sentir, dans l’attention portée à la spatialité corporelle qui anime l’expérience vécue des sons. Remarquable est le poids décisif que Dalcroze accorde à l’audition, jugée première dans cet apprentissage : il compare le tout de l’organisme à une oreille intérieure. Or cette priorité éminente de l’écoute doit être située exactement sur le même plan que le souci manifesté vis-à-vis des mouvements corporels : la thèse de Dalcroze est d’envisager la motricité corporelle comme partie intégrante d’un rapport vivant à la musique, de surcroît susceptible d’être éduqué. Et c’est dans cette perspective que le musicien prend notamment en compte l’ensemble des mouvements spontanément induits dans l’écoute, ce à quoi correspond la définition première du rythme : « dans la musique l’élément le plus violemment sensoriel, le plus étroitement lié à la vie est le rythme, le mouvement »12. Avec Dalcroze, on a ainsi affaire à un espace en prise sur l’écoute et ses mouvements corporels, espace plus archaïque et d’une autre teneur que celui maîtrisé par l’écriture, la vue et le calcul. À cet espace correspond ce que la musique contient de danse, dans l’impulsion au mouvement qui survient à l’écoute ; et la danse, ici, doit être envisagée comme intrinsèquement liée à la musique, et non comme un art autonome avec ses propres formes chorégraphiques.

11Annexer à la présentation du tournant spatial de la musique l’épisode Dalcroze permet d’en faire ressortir le caractère complexe, voire contradictoire et conflictuel. Car Dalcroze, c’est en quelque sorte l’envers ou le contrepoint de la géométrisation du sensible qui marque l’évolution de la musique autonome. En même temps, il faut souligner que la Rythmique ne se présente pas en tant que telle comme un art, mais davantage comme une préparation ou une base aux autres arts ; il s’agit d’un solfège qui serait vivant pour la musique. À cet égard, le succès à l’époque de la méthode auprès d’autres disciplines artistiques, notamment le théâtre, est significatif du décloisonnement que suppose le rythme, qui est ici l’affaire d’un noyau commun entre les arts plutôt qu’une détermination valable à l’intérieur d’un art particulier. La Rythmique, de ce point de vue, se trouverait même en porte-à-faux avec la sphère de l’art autonome dans ses développements et revendications émancipatrices. Dalcroze est resté relativement indifférent à l’évolution de la musique de son temps, si l’on considère ses contemporains Claude Debussy13 ou Arnold Schoenberg qui bouleversent le langage musical et se font les pionniers de la modernité. De la même façon, la danse qui est partie prenante de la musique sous l’appellation de « plastique » au sein de la Rythmique, est très loin de l’épanouissement chorégraphique dont est témoin l’époque : Mary Wigman, lorsqu’elle s’engage dans la voie de la libération de la danse moderne en Allemagne, quitte Dalcroze dont les exercices lui paraissent limités au vu de son projet chorégraphique.

12Pour revenir ainsi à Erwin Straus et conclure sur ce point, on observe dans Les formes du spatial la même position en porte-à-faux dans les références faites à l’art – ce qui ne facilite pas la lecture. Straus, en effet, se détourne d’une « danse sans musique » qui est celle de son temps en Allemagne – sous entendu celle de Mary Wigman et de Rudolf Laban – et revendique une danse intrinsèquement liée à la musique – selon une exigence qui n’a rien d’annexe puisqu’il la réitère dans son maître ouvrage Du sens des sens pour appuyer la thèse centrale d’une connexion nécessaire entre le Sentir et le Se mouvoir. Mais en cette revendication, il tourne le dos à l’art dans son autonomie et dans ses formes historiques de développement, que ce soit du côté de la danse ou de la musique. Et si l’on voulait, sur le plan historique, faire correspondre un domaine à cette articulation entre la musique et la danse qui sert en quelque sorte ici de témoin, il faudrait se tourner vers le champ des rythmiques qui se développent à cette époque, certes avec Dalcroze, mais également Rudolf Steiner ou Rudolf Bode en Allemagne, bien que Straus ne les mentionne pas explicitement. La notion de musique s’y trouve en effet transformée, avec la mise en avant de la notion de rythme. Il faudrait sans aucun doute différencier les approches – la Rythmique de Dalcroze n’est ni celle de Steiner ni de Bode – mais un point commun existe entre elles, qui se trouve dans la volonté de transformer par la musique et dans le rythme, le tout de l’existence. Au delà des revendications de type social que cela a aussi occasionné, il faut retenir pour notre réflexion la dimension opératoire qui est repérée dans le rythme. L’objectif n’est pas de faire « beau », ou de faire « œuvre », selon un sens orthodoxe de l’esthétique, mais de donner vie ou d’ « harmoniser », selon un sens de l’harmonie qui est global et implique l’ensemble du vécu. Que la musique puisse agir, vivifier l’être-au-monde ou l’unifier, c’est la base du travail – voire de l’idéologie – qui parcourt l’ensemble des rythmiques. Et pour cette raison celles-ci mobilisent un sens de la musique, bien davantage en convergence avec celui de Straus dans Les formes du spatial, que ce qui appartiendrait à l’art stricto sensu. L’espace acoustique est à chercher du côté du rythme ainsi envisagé, vécu et sensible, qui agit en direction d’une harmonie qui colore le tout, et donne une vitalité autrement inconnue. Le rythme impose son atmosphère, pourrions-nous dire, de « tonicité », terme qui a l’avantage d’éviter le registre des affects repérés et classifiés, et qui de surcroît correspond tout à fait à cette dimension de vie que Straus cherche à penser, à partir de l’espace et du mouvement lié au sentir. C’est là que se loge le « pathique », selon une acception renouvelée de l’affectivité.

3. Le pathique et le tonique 

13Si le sentir ne se prouve ni se démontre, il a pour lui une certitude d’un autre type, manifeste dans le mouvement qu’il induit. Il met en mouvement sans qu’on le veuille ni l’attende : ça arrive d’un coup, à la fois subit, c’est-à-dire soudain, et subi au sens où on ne maîtrise pas ce qui arrive, comme si on n’en était pas l’auteur. La notion de mouvement prête à malentendu en raison du privilège de l’optique qui organise implicitement beaucoup de nos conceptions ; le mouvement serait ainsi ce que l’on perçoit d’un corps qui se déplace. Mais cette approche est restreinte. Avec le sentir, c’est à une autre dimension du mouvement qu’on a affaire, que le registre du son cerne beaucoup mieux que la vue, comme lorsqu’on dit par exemple d’un coup, celui d’une horloge, qu’il sonne ou retentit. C’est dans la résonance et dans la vibration que le mouvement lié au sentir se révèle, et c’est dans cette mesure que l’espace, celui du retentir, peut être qualifié d’acoustique.

14Straus entend dégager, au sein de la perception, une couche ou une dimension qui a été jusqu’à lui ignorée par ses prédécesseurs, que ce soit en psychologie ou en philosophie, celle qu’il appelle justement le sentir et dont la logique échappe à celle de la connaissance. Rabattre la sensation sur la connaissance, ou l’aborder en fonction de celle-ci, revient à court-circuiter cette dimension que le théoricien tient pour fondamentale : c’est un mode de communication14 à part entière et qu’il faut étudier comme tel, avec toutes les difficultés méthodologiques que cela soulève – et dont j’ai déjà dit un mot. Ce mode de communication se révèle en particulier par le fait qu’il assaille la conscience et s’impose à elle comme une contrainte : Straus est attentif à souligner ce point dans Du sens des sens15. En introduisant la notion de « pathique » – terme présent dans Les formes du spatial mais très peu ou quasiment pas dans Du sens des sens –, il propose de donner un statut théorique à cette donnée qui, selon son hypothèse, existe dans toute perception d’objet : « La vue, l’ouïe et les autres sens ne nous procurent pas seulement des impressions sensibles, ils ne font pas seulement apparaître devant nous la couleur et le son, mais tandis que nous avons la perception d’objets,nous sentons également les couleurs et les tons, c’est-à-dire qu’ils nous saisissent et nous disposent selon des lois déterminées (empfinden wir auch Farben und Töne, d.h. sie ergreifen uns, muten uns in einer bestimmten gesetzmässigen Weise an) […] par moment pathique, nous entendons la communication immédiate que nous avons avec les choses sur la base de leur mode de donation sensible changeant (unter dem pathischen Moment verstehen wir die unmittelbare Kommunikation, die wir mit den Dingen auf Grund ihrer wechselnden sinnlichen Gegebenheitsweise haben) »16.

15Dans cette définition, Straus précise un point fondamental, à savoir que le pathique dans l’expérience vécue, est de l’ordre d’un « saisissement » et d’une « disposition » qui s’impose au sujet et à la conscience. Le pathique ne peut ainsi s’inscrire ni dans la logique de la conscience  – y compris dans sa remise en chantier phénoménologique avec l’intentionnalité – ni dans celle de la volonté : ce n’est ni ce qu’on saurait identifier comme un objet ni quoi que ce soit qu’on pourrait maîtriser, tout en étant bien là. Le moment pathique de la perception n’est ni simplement objectif ni subjectif, il appartient à ce que l’on ressent de soi et du monde, à ce que l’on éprouve qui n’appartient ni à soi ni au monde, mais justement au lien entre le « Je » et le « Monde », que Straus juge premier et qu’il nomme le sentir. Mais son ambition est bien plus que de simplement reconnaître cette dimension – d’autres s’en étaient rapprochés avant lui –, elle est d’en conduire une approche phénoménologique visant à décrire le type de mouvement qui est en jeu, en corrélation avec ses modalités propres d’espace et de vécu. Le pathique, à la différence du « gnosique » qui relève de la connaissance et de la représentation d’objet, vise non pas le « quoi » – ce qui est l’affaire du gnosique –, mais le « comment ». Or ce « comment » répond d’un invariant en ce qu’il se donne comme un « être-saisi », lequel « dispose » : en ces deux aspects conjoints, Straus engage une théorie de l’atmosphère dont il précise les termes à partir du son, et plus précisément du « ton », qui est le son pur, dégagé de toute référence mondaine ou de toute signification. Le « ton », c’est le son comme pure résonance ou vibration. Et la résonance est ici considérée dans son aptitude à toucher et mettre en mouvement : sentir, c’est être touché et vibrer.

16La musique, en tant qu’elle sonne ou résonne, est prise à témoin pour autant qu’elle agit immédiatement, quand elle touche. L’angle d’attaque de Straus, en lien avec le pathique, n’est pas celui de la perception auditive dont il est la plupart du temps question en musicologie, en rapport avec une forme musicale ou, si l’on prend le cas de Pierre Schaeffer, un objet sonore. La perception en effet est alors celle d’un objet temporel qui a sa propre consistance en dépit du caractère éphémère de sa présence. Straus, conformément à la définition du pathique qui dissout tout objet au bénéfice des seules qualités mobiles, vise quant à lui autre chose : il s’agit de l’activité qui se manifeste dans l’écoute, avec la mise en mouvement qui s’en suit immédiatement. C’est là qu’il y a sentir, selon son hypothèse princeps qui ne sépare pas le sentir d’un se-mouvoir. Cette accentuation conduit à distinguer nettement les logiques du percevoir et du sentir, bien que les deux soient de fait mêlés. De cette activité, au demeurant, les légendes témoignent depuis toujours sous couvert de l’idée d’un pouvoir de la musique de saisir et d’emporter : ainsi Ulysse lors de son passage près des Sirènes ou Orphée qui soumet la nature entière avec sa lyre. D’un pouvoir inexplicable, qu’on qualifie de magique, la musique contiendrait bien en elle un élément de sujétion et d’emprise sur le vivant – y compris les animaux – ; pouvoir qui ne s’exerce toutefois, c’est un point décisif, que dans l’écoute. La proximité entre les verbes ouïr et obéir, ou entre Hören, Horchen, Gehorchen, dit ce caractère contraignant et subi du mouvement lié à la musique, quand elle saisit.

17Pour préciser ces deux aspects – à la fois de saisir et de disposer – qui appartiennent au pathique et à son activité propre, Straus introduit un exemple particulièrement éloquent. Il prend le cas d’une colonne en marche épuisée : que la musique retentisse, et le pas se fait alors plus léger, plus certain et plus ferme ; dans l’audition du rythme, les corps irradient désormais de présence. La dynamique qu’insuffle la musique ne modifie en rien le déplacement, mais elle change entièrement la façon ou le « comment » de se déplacer. Les corps se redressent et se vivifient, trouvant une énergie qui leur faisait auparavant défaut. C’est ainsi l’atmosphère de la marche, pourrions-nous dire, qui se trouve transfigurée : à la fatigue et à la lassitude, voire l’abattement, succèdent immédiatement l’allégresse voire l’enthousiasme. La musique, dans le rythme, opère comme si elle mettait les corps sous tension, transformant la qualité du rapport au monde ; elle agit à la manière d’un accordage qui, pourrions-nous dire également, modifie la Stimmung : une tension est donnée, et avec elle un tonus qui rejaillit de sa vitalité sur l’ensemble de la marche.

18Avec cet exemple significatif, Straus aborde le mouvement qualifié de « présentiel » qu’il oppose au mouvement finalisé, selon une opposition qui fait la matière principale du texte Les formes du spatial. L’approche vise avant tout à dégager les modalités d’un mouvement irréductible : la marche en musique est d’une toute autre nature que la marche sans musique – exemple ici de ce qu’est le mouvement finalisé ou dirigé. Car dans la première, il n’y a plus de but à atteindre ni de direction à suivre : « lorsque nous marchons en musique, nous nous éprouvons nous-mêmes, nous vivons notre corps (Leib) dans son action d’entrer à grandes foulées dans l’espace. Nous vivons non pas l’action mais le faire vital »17. Straus, dans sa perspective phénoménologique – qui se propose d’œuvrer en direction d’une « psychologie du mouvement » –, s’attache à préciser à la fois les modalités du vécu et de l’espace qui accompagnent le mouvement présentiel. C’est là l’essentiel de son apport. Le vécu est global, et il ne saurait renvoyer à un sujet ou à une intériorité, selon la détermination du pathique dont relève le mouvement lié au rythme, mouvement présentiel. Ce qui s’éprouve n’appartient ni au sujet ni à un objet, il s’agit d’un vécu de légèreté – une certaine exaltation – qui se manifeste directement dans la modification, sous l’angle qualitatif, de la motricité : le pas, de traînant qu’il était, s’est soudainement animé. Dans cette animation, la légèreté exprime un nouveau rapport au monde, rendu possible par le rythme et la musique – en tant justement qu’elle saisit et dispose. Dans le pas animé, au demeurant, c’est toute la motricité et pas seulement celle du pied qui est en jeu. Le vécu de légèreté se présente ainsi comme la transformation qualitative d’une relation première, celle qui appartient à la marche, d’abord sans musique, avec sa fatigue et sa lourdeur.

19La grande originalité de Straus, convergeant avec l’objet de sa contribution qui porte sur l’espace, est d’en conclure en même temps aux modalités d’un espace en connexion avec le mouvement présentiel, et donc lui aussi irréductible à tout autre. L’espace acoustique, distinct ici de l’espace optique, est un tel espace, celui qui donne au mouvement présentiel sa qualité. L’espace acoustique est celui ouvert par la musique, en tant qu’elle saisit et configure l’ensemble du rapport au monde sous l’angle d’une vitalité nouvelle. Le point crucial est donc celui par lequel Straus aborde l’énergie et la légèreté de la marche, en rapport avec la donation d’un espace qui est d’une toute autre nature que l’espace optique. Ce dernier, qui a pour lui une évidence plus grande étant principalement lié à la perception des objets, est celui dans lequel le mouvement se dirige vers un but ; l’éloignement et la direction constituent ses paramètres. La marche, naturellement, s’organise dans un tel espace. Mais pour rendre compte de ce simple mouvement, il faut introduire une autre dimension, liée au fait qu’il y a mille façons de marcher et que la manière dont nous marchons, exprime beaucoup de ce que nous éprouvons globalement de nous-mêmes dans ou avec le monde, ce que Straus, encore une fois, appelle le sentir. Ce dernier est lié au fait que nous pouvons marcher avec affairement, avec lassitude ou encore avec allégresse, en fonction justement de la façon dont nous sommes disposés ; disposition que nous ne maîtrisons pas mais qu’un observateur attentif pourrait repérer dans notre stature, ou plus exactement dans l’allure ou dans l’allant de notre stature qui dit beaucoup de cet état global, diffus, enraciné et présent par lequel nous nous relions à nous-mêmes en même temps qu’au monde. Straus est cet observateur attentif, dans l’idée qu’il serait possible à partir de là d’initier une psychologie du mouvement – qui vaudrait au niveau du pathique. Le retentissement de la musique ici, fait l’épreuve de test dans la mesure où il contribue à faire passer ce lien au premier plan, alors qu’il est d’ordinaire en arrière-fond, comme caché. L’espace acoustique est celui qui rend possible le pas animé, et colore de vitalité et de légèreté le rapport à soi et au monde. Son activité tient à son appartenance au sentir. Les déterminations de l’espace acoustique sont ainsi sans commune mesure avec celles de l’espace optique : dans l’acoustique, comme le dit Straus, c’est « l’ampleur qui s’ouvre ». Cette ampleur, faut-il le souligner, est celle qui se sent et s’éprouve, et elle est donc totalement débarrassée des paramètres ordinairement liés à l’espace, à savoir l’extériorité et la mesure. Il s’agit d’un espace sur fond d’affectivité ou plus exactement de pathique, selon le terme d’Erwin Straus. La vitalité est une détermination de l’atmosphère, ici de la marche en musique.

20Pour dire cette vitalité, je propose d’introduire la notion de « tonicité » en un sens philosophique et pas seulement physiologique18. Ce terme, bien qu’il ne soit pas chez Straus, paraît en effet adéquat pour préciser cette tension qu’insuffle la musique, tant au niveau de la motricité que du vécu. La tonicité, ici, n’est pas celle des corps mais de la relation en tant qu’elle est vivifiée. C’est dans le « ton », c’est-à-dire dans la résonance, que la tonicité se manifeste comme une modalité du sentir ; à l’inverse, c’est parce qu’il y a plus ou moins de tonicité, que le sentir se présente comme un mode de communication à part entière, ainsi que Straus le soutient inlassablement. L’idée de tonicité fait cas d’une détermination importante, à savoir celle de la station droite qui est le privilège exclusif de l’homme dans le règne du vivant. L’espace optique, qui est prioritairement celui de la marche, appartient à un être vivant qui s’est redressé dans son histoire, selon une élévation vers le haut en même temps toujours à reconquérir contre les forces gravitaires qui l’attirent vers le bas. L’élévation ou l’affaissement, la légèreté ou la lourdeur, sont des points de repères sur cet axe de la verticalité doublement polarisé, vers le haut ou vers le ciel, vers le bas ou vers la terre. Gaston Bachelard, qui est un des seuls philosophes à s’être préoccupé du « tonus »19, propose de faire de l’axe de la verticalité l’équivalent d’une axiomatique à partir de laquelle pourrait s’ordonner la dynamique des mouvements humains, en tant qu’ils sont vécus : mouvements ascensionnels d’élévation et de légèreté quand cela va vers le haut ; ou au contraire de chute et de lourdeur quand cela va vers le bas. Il présente le tonus comme « une cote immédiate» sur cet axe de la verticalité : si le tonus augmente l’homme se redresse. Straus, sur ce point, se rapproche de Bachelard, eu égard à son souci constant d’intégrer la motricité, et avec elle la station debout dans son approche philosophique de l’homme20. Il n’y a de marche, et de musique et de danse, que pour un être dont la nature est de se tenir debout. Dans le rythme, l’homme se redresse et la coloration de son monde se vivifie : le tonus, qui a affaire aux forces gravitaires, s’en trouve augmenté. Le tonus est la détermination pathique essentielle, en deçà du découpage des émotions : il est lié au fait qu’on est disposé de telle ou telle façon, sans même vraiment le savoir parfois, sans pouvoir en tous les cas le contrôler.

21L’important est l’analyse en termes d’espace que Straus propose d’un tel paramètre : la vie qui est ressentie n’est pas celle de l’auto-affection, ainsi que le développera Michel Henry ; elle est liée à l’ouverture d’un espace, celui que la musique permet de mettre au jour. L’espace acoustique est celui dans lequel la tonicité se manifeste comme telle, en lien avec le pathique : c’est un espace vivant, dont la vie n’a rien de biologique. Cette question de la verticalité – le fait simplement de tenir entre le haut et le bas – n’est d’ailleurs pas sans rapport avec la détermination de l’acoustique : il est avéré que l’oreille interne est le siège du sens de l’équilibre, menacé dans les vertiges21. Straus, pour sa part, réfléchit au fait qu’au delà de la physiologie, il y a une détermination pathique à introduire pour aborder de tels phénomènes, qui restent à bien des égards mystérieux au vu de l’explication scientifique.

4. Résonance et affectivité

22Dans l’espace acoustique, les contours s’estompent et une atmosphère d’un type nocturne s’établit. Avec l’évanescence des délimitations d’objets, l’espace se fait homogène, d’une homogénéité toutefois sans rapport avec celle que définissait Descartes pour l’étendue. L’homogénéité est vibrante et remplie, offrant les possibilités d’un accord ou d’une entente dont on n’a pas idée ordinairement. Eugène Minkowski, qui a rédigé quelques pages marquantes sur « le retentir », précise la qualité de cette homogénéité sous l’emprise de la musique, prenant l’image d’une forêt qui se remplit du son d’un cor. Minkowski souligne à juste titre qu’en ce cas, le verbe remplir ne se réfère pas en des termes quantitatifs à la propagation puis au décroissement du son à partir de sa source, le chasseur, mais au fait que le son fait « tressaillir et vibrer la forêt à l’unisson avec lui »22. Pour le son, il faut ainsi renoncer à appréhender l’espace comme un réceptacle que l’on remplirait, tel un vase avec de l’eau, et privilégier l’aspect qualitatif d’une vibration qui agit comme un accordage, créant les conditions d’une totalité homogène, unifiée et qualitativement déterminée – c’est là qu’il y aurait, du côté de Straus, une tension, au sens de « tonos ». Minkowski envisage le retentir comme une catégorie « vitale et dynamique, propriété de l’univers ». Straus n’est pas loin ici de son collègue. Ainsi, pour souligner le pourvoir de la résonance d’unifier ce qui est séparé au niveau du cosmos, il évoque dans Les formes du spatial un vers de Goethe, proche du traité des couleurs, faisant cas « d’un jeu résonnant de couleurs »23. C’est dans la résonance, qui est celle du son – du ton –, mais qui peut être aussi celle de la couleur, que le sentir agit et que l’espace peut être qualifié de vivant.

23L’espace acoustique, dans son affinité avec le pathique, implique les conditions d’une distance qui n’est pas de la même nature que celle dont nous avons coutume, en lien avec l’optique. Il s’agit de la distance propre à la relation du sentir, qui s’éprouve et se présente comme un mode de communication qui a sa loi ou sa logique propre : ainsi pour la nuit, qui peut avoir sa clarté, alors que le jour à l’heure du midi quand le soleil frappe le plus fort, peut ne pas être clair. « On pourrait demander à un nombre quelconque de sujets expérimentaux ce qui, de la fraîcheur d’une nuit d’été ou de la chaleur torride d’un midi estival, leur donne l’impression la plus agréable de clarté ; ils seraient, je pense, unanimes à déclarer que la première est plus claire en dépit de l’obscurité nocturne »24. À travers cet exemple de Straus, on comprend que la « clarté » (Helle), qu’il faut nettement distinguer de l’éclairage (Helligkeit) – qu’il soit artificiel comme pour une lampe ou naturel comme pour le soleil voire la lune –, cette clarté indique une autre dimension que celle de la perception des objets visibles plus ou moins éclairés. Avec la clarté, c’est ce qu’on éprouve de soi et du rapport au monde qui est visé, et le vécu qui lui est associé, que Straus qualifie de « liberté vitale ». Cette liberté, pour n’avoir aucun enjeu éthique, n’en exprime pas moins les modalités d’une relation fondamentale, et vivante, à soi et au monde – celle qu’on avait déjà rencontrée dans la marche en musique. La clarté, en lien avec l’espace, exprime ce qui est éprouvé et qui échappe à la découpe des objets sous la lumière.

24La paix du soir25, ce moment si rare dans la journée, qui s’impose comme une immense ouverture de sérénité – comme un immense don – quand il se manifeste,  relèverait probablement de ce que Straus s’efforce de cerner avec la clarté. Dans les deux cas il s’agit de moments intenses, au Kairos entièrement indépendant du vouloir et de la maîtrise du sujet : synonymes d’un abandon et d’un « reliement »26 désirables, ils révèlent la qualité d’un rapport à soi et au monde habituellement occulté. Dans ces échappées, la teneur pathique du sentir se manifeste au plus vif, en lien avec l’espace dans sa qualité résonante. Il faut des mots de poète pour dire l’atmosphère de la paix du soir, au crépuscule.

25Dans la résonance, l’espace a aboli les objets et leurs contours qui donnent sens à l’ordinaire de la perception. L’expérience pour cela a quelque chose de cosmique : l’ouverture ressentie est ouverture au monde, comme si les objets en tant qu’objets étaient neutralisés, laissant place à une autre relation. Or il se passe quelque chose dans l’établissement de cette relation – témoin cette vie ou cette liberté vitale qui sourd avec l’espace. La résonance de la musique, dans l’espace acoustique tel que Straus l’envisage, n’est pas physique ; elle n’est ni quantifiable ni expérimentable, elle ne relève pas d’une approche scientifique du son. La résonance touche, modifiant ce qu’on éprouve de la relation à soi et au monde. Or le fait d’être touché présuppose qu’on ne soit pas seul dans l’univers, mais qu’on fasse l’expérience au contraire d’un être-à-deux. Straus introduit une remarque d’importance en précisant que l’expérience, dans l’espace acoustique, ne correspond pas à la disparition du sujet – comme on le dit souvent à propos de l’extase – mais à un « devenir-un »27 (Einswerdung). Or ce devenir-un présuppose un être à deux, quel que soit ce deuxième, pourvu qu’il s’impose par sa présence : à défaut de partenaire, la musique a minima serait cette présence –  présence qu’il faut à tout prix éviter de ramener à un sujet humain ou à autrui. Dans l’espace acoustique, c’est ainsi une présence qui se révèle dans l’unité de la relation qui vibre ou s’anime dans l’écoute. Straus, comme on peut en faire l’hypothèse, fait fond sur une conception musicale, vibratoire et finalement acoustique de la nature, telle qu’on la trouverait chez Herder ou chez Novalis. Et lorsqu’il affirme dans Du sens des sens que sentir est une « expérience sympathique (ein sympathetisches Erleben) », c’est à un tel modèle de la nature, en résonance, qu’on peut légitimement penser, celui qui est repris et prolongé par les romantiques dans l’image de la harpe éolienne28, et inclut en lui une spatialité dynamique et acoustique. Le sentir, pour l’homme, est un mode de communication pour autant qu’il implique un rapport à soi, au monde et aux autres dans la présence.

26L’espace qui s’ouvre avec une telle conception de l’acoustique, liée au sentir, n’est donc pas cet espace infini qui angoissait tant Pascal, où la terre se trouve jetée. C’est au contraire un espace qui rassemble et s’éprouve de sa chaleur – vibratoire, présentielle. Dans l’espace acoustique, je fais l’épreuve que je ne suis pas seul et que je suis écouté, dans une réciprocité qui a quelque chose d’étonnant. Alors que je pensais écouter, je réalise que c’est la musique, c’est-à-dire ici la résonance du monde, qui m’écoute et m’entend ; et c’est dans cette entente, à bien des égards extraordinaire, que l’espace acoustique, espace présentiel, devient vivant. C’est comme si, dans la résonance, le monde devenait une grande oreille, à mon écoute. Le poète Rilke dit le miracle de cette transmutation de la résonance, quand elle touche. A propos du gong, il évoque un « retournement des espaces », celui par lequel le son, « comme une oreille plus profonde nous écoute, nous qui semblons entendre »29 ; et il parle des sons comme d’une « vaste conque de l’oreille du monde ». L’entente que suggère Rilke, le devenir-un que repère Straus, éloignent définitivement d’un modèle fusionnel de la musique : dans la résonance, l’espace s’ouvre et agit. Le mouvement s’ensuit immédiatement, qui est celui, dynamique et rayonnant ou irradiant, du sentir.

27Dans la perspective de Straus, l’introduction de l’espace acoustique est le pas nécessaire pour une phénoménologie du sentir. C’est la question des conditions de possibilité des phénomènes qui mettent en jeu le pathique – comme le mouvement immédiatement induit par le rythme – qui fournit le principal de la recherche : l’espace acoustique serait la condition de possibilité de la vie qui anime le sentir, dans un se-mouvoir indissociable de l’écoute. Mais cette écoute, comme on l’a vu, est d’un type particulier en ce qu’elle implique la résonance, en deçà du problème de la musique comme œuvre, forme ou objet. L’écoute, par ailleurs, est une détermination du sentir comme mode de communication, et non une qualité renvoyant à la différence des sens, selon l’approche traditionnelle qui annexe la sensation à la connaissance : appelons-la « écoute présentielle » pour bien signaler le cas. Straus ne néglige pas les différences sensorielles, mais il les rapporte à des modifications de cette relation fondamentale et unique qu’il appelle le « sentir », celle par laquelle le « je » s’éprouve en lien avec « le monde », et qui engage quant à elle une pensée entièrement renouvelée du mouvement.

28Le qualificatif d’ « acoustique », dans l’orientation que j’ai privilégiée, vient préciser le statut de ce mouvement vivant et premier qui est pour Straus indissociable du sentir comme mode de communication ; il faut le mettre en lien avec la résonance, ainsi que je l’ai abordée précédemment. Il s’agit de celle qui touche, qui induit immédiatement du mouvement et colore le monde d’une nouvelle entente. L’espace acoustique, envisagé de la sorte, ne saurait être délégué ni enregistré ni artificiellement fabriqué : il suppose la présence, et s’anime ou ne vit qu’auprès d’elle. Le pathique, ainsi abordé à partir de l’acoustique, fait échec à l’irrépressible tendance humaine à la domination par la raison et par la volonté. Il est ce qui ne se maîtrise pas ni ne s’anticipe dans un projet. La vie dont parle Straus, à propos du mouvement lié au sentir, relève d’une atmosphère qui ne se fabrique pas par les moyens de la technique : sa chaleur, ou sa coloration, est celle de la présence.

29Pour revenir ultimement à l’art, on voit ainsi que l’espace acoustique, en lien avec la résonance, n’appartient plus à la différence des arts mais à une souche commune, qu’on pourrait appeler le rythme. L’écoute, alors, peut être celle du peintre – comme Kandinsky attentif à la résonance des couleurs ; ou celle du danseur  – comme Mary Wigman, avec son gong en guise de porte d’entrée pour sa danse sans musique. L’écoute présentielle est celle par laquelle on est saisi : par les couleurs en tant qu’elles agissent, ou par des mouvements de soi qui viennent ailleurs que de soi ; le tout dans la coloration d’une vie nouvelle dont l’espace est le seul garant.

Notes

1  Humeur, ambiance, harmonie, accordage sont des traductions possibles.

2  Gernot Böhme développe sa pensée à partir de l’œuvre du philosophe allemand Hermann Schmitz : voir Böhme (G.), Atmosphäre. Essays zur neuen Ästhetik, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp, 1995. Pour une approche synthétique, on peut se référer à : Böhme (G.), « Atmosphäre», in Günzel (S.) (Hg.), Lexikon der Raumphilosophie, Darmstadt, WBG, 2012, p. 33-34.

3  Straus (E.), Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, traduit de l’allemand par Georges Thinès et Jean-Pierre Legrand, Grenoble, J. Millon, 11989, 22000, p. 417 (titre allemand : Vom Sinn der Sinne. Ein Beitrag zur Grundlegung der Psychologie, Berlin, Springer, 1935 ; la traduction française porte sur la seconde édition de 1955 enrichie d’une nouvelle partie par rapport à la première édition de 1935).

4  Straus (E.), Du sens des sens, p. 245 : « Sentir est une expérience sympathique. En sentant, nous nous éprouvons nous-mêmes dans le monde et avec le monde » (Das Empfinden ist ein sympathetisches Erleben. Im Empfinden erleben wir uns in und mit unserer Welt), traduction revue.

5  Straus (E.), Du sens des sens,p. 249.

6  Straus (E.), Du sens des sens, p. 418 : « En tant que sujet sentant, je suis dans le monde : comme une partie de celui-ci et pourtant opposé à lui, orienté vers lui et recevant son orientation contraire. […] Le "dans" dont il est question ici est toujours une dimension du champ d’action (Spielraum). L’expérience spatiale du sentir inclut donc "l’être-dans", et avec celui-ci l’orientation, le devenir et le temps ».

7  Herder ferait figure d’exception : voir Du connaître et du sentir de l’âme humaine : observations et rêves, traduction française et présentation par Claire Pagès, Paris, Allia, 2013.

8  Pour une présentation générale du dit tournant spatial, voir l’article de Schroer (M.), « Spatial Turn», in Lexikon der Raumphilosophie, Günzel (S.) (Hg.), Darmstadt, WBG, 2012, p. 380-381. Il n’y est pas question de musique.

9  Solomos (M.) « Notes sur la spatialisation de la musique et l’émergence du son », in : Hugues Genevois, Yann Orlarey (éd.), Le son et l’espace, Lyon, Grame Aléas, 1998, p. 105-125.

10  Adorno (T.W.), Philosophie de la nouvelle musique, traduit de l’allemand par Hans Hildenbrand et Alex Lindenberg, Paris, Gallimard, 1962, p. 196.

11  La musique spectrale accorde une grande importance à l’espace : Dufourt (H.), La musique spectrale. Une révolution épistémologique, Sampzon, Delatour France, 2014. On pense également à l’œuvre du compositeur Gérard Grisey, Espaces acoustiques (1974-1985).

12  Jaques-Dalcroze (E.), Le rythme, la musique et l’éducation  [1920], Lausanne, Foetisch Frères S.A. éditeurs, 1965, p. 57. Pour une présentation plus détaillée de Dalcroze, voir l’exposé que j’ai donné à la journée d’étude organisée par Esteban Buch (EHESS), Christophe Corbier (CNRS-EHESS) et Marielle Macé (CNRS-EHESS) à l’Institut Protestant de Théologie à Paris le 12 décembre 2014 Histoire et rythme, histoire des rythmes, sous l’intitulé « La duplicité du rythme : à partir de Jaques-Dalcroze », et qui est disponible sur les archives en ligne du CRAL (Centre de Recherche sur les Arts et sur le Langage).

13  Mais Debussy ne cachait pas sa détestation de Dalcroze.

14  Dans Du sens des sens [voir note 3], p. 245 note 2, Straus insiste sur ce terme de « mode de communication » (Kommunikationsweisen), en disant qu’il n’y en a pas d’autre qui soit adéquat. Il s’agit d’une communication sensible qui comprend aussi l’existence animale.

15  Straus (E.), Du sens des sens, p. 253.

16  Straus (E.), « Les formes du spatial, leur signification pour la motricité et la perception », in Figures de la subjectivité. Approches phénoménologiques et psychiatriques, édité par Courtine (J.F.), Paris, Editions du CNRS, 1992, texte traduit par Michèle Gennart, p.15-49, p. 23 (titre allemand : « Die Formen des Räumlichen », in Straus (E.), Psychologie der menschlichen Welt (Gesammelte Schriften von E. Straus), Berlin/ Göttingen/Heidelberg, Springer, 1960 ; paru pour la première fois dans la revue Der Nervenarzt, 3/11 (1930), p. 142-178).

17  Straus (E.), « Les formes du spatial », p. 32.

18  Je développe ce point dans un chapitre de mon livre Chanter, narrer, danser (Sampzon, Delatour France, 2016).

19  Bachelard (G.), L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, José Corti, 1943, Introduction, p. 5-26.

20  Il rédige à ce sujet un essai : « La posture érigée », Quant à la danse, 1 (2004), p. 22-41 (dans la traduction de Anne Lenglet à partir de la version anglaise datant de 1952). La version première de ce texte a été publiée en 1949 en allemand sous le titre « Die aufrechte Haltung. Eine anthropologische Studie » (Monatsschrift für Psychiatrie und Neurologie, 117 (1949), p. 367-379).

21  Sur le vertige, voir la contribution de Raphaëlle Cazal au présent numéro de Phantasia.

22  Minkowski (E.), « Retentir (L’auditif) », Vers une cosmologie, Fragments philosophiques, Paris, Payot, 1999, p. 101-110.

23  Straus (E.), « Les formes du spatial », p. 29.

24  Straus (E.), Du sens des sens, p. 260.

25  Baldine Saint Girons donne une belle analyse de la paix du soir comme « acte esthétique » dans son livre L’acte esthétique, Paris, Klincksieck, 2008, p. 39-66.

26  Terme forgé par le danseur et chorégraphe Dominique Dupuy, pour dire le fait de se relier aux autres.

27 Straus (E.), « Les formes du spatial », p. 42.

28  Le cor dans la forêt de Minkowski, introduit à propos du retentir, appartient également à ce registre romantique.

29  Rilke (R. M.), « Gong », Œuvres poétiques et théâtrales, Paris, Gallimard, Pléiade, 1997, p. 935 et 1159.

Pour citer cet article

Anne Boissière, «L’espace acoustique, ou le sentir lui-même», Phantasia [En ligne], Volume 5 - 2017 : Architecture, espace, aisthesis, URL : https://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=560.

A propos de : Anne Boissière

Université de Lille - CEAC