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Tatiana Babinchuk

Nikolaï Evreinov et la possibilité d’une « théâtrothérapie »1

(Volume 9 - 2019 : Image, imagination, guérison)
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Résumé

Nikolaï Evreinov (1879-1953), homme de théâtre russe, émigré en France en 1925, vit à une époque où les artistes cherchent à retisser des liens entre arts et sciences. Mais contrairement à d’autres, la science devient pour lui autre chose que le simple support d’une recherche de certains modèles d’expression : sans le formuler explicitement sur le plan théorique, il expérimente une discipline scientifique à part entière consacrée au théâtre, qui apparaîtra dans ses textes parfois sous l’appellation de philosophie du théâtre et qui questionne sa place et sa manière d’exister à partir de sciences telles que la biologie, l’ethnographie, la psychologie, la psychanalyse, les neurosciences. Pour lui, le théâtre étant une sorte de pré-art (art de transformation et non de formation comme les autres arts), tout homme est doté d’un instinct de théâtralité, dont il peut profiter pour l’aider à guérir en cas de maladie, qu’il s’agisse d’un malaise d’ordre psychologique ou de tout autre problème de santé. Il publie à ce sujet en 1920 un article, « Théâtrothérapie », mais il y consacre aussi de nombreux autres textes et fait même des expériences pour démontrer le bien-fondé de sa conviction. Pourtant, les chercheurs d’aujourd’hui préfèrent parler en termes moins radicaux, en essayant d’éviter les amalgames, car la thérapie est associée à la médecine. L’ethnoscénologue Jean-Marie Pradier conseille, par exemple, de parler du théâtre comme d’un phénomène capable de « faire du bien » à un homme malade. Pour mettre en valeur la portée et l’héritage du concept forgé par Evreinov, il s’agit donc d’évaluer comment sa « théâtrothérapie » entre dans la catégorie contemporaine et polysémique du « soin ».

Index de mots-clés : N. Evreinov, théâtrothérapie, transformation par le jeu, masque imaginaire, conscience du besoin du théâtre

Abstract

Nikolaï Evreinov (1879-1953), a Russian multi-talented man of the theatre, who left USSR for France in 1925, lived at a time when artists were seeking new connections between art and sciences. His originality stands in the fact that for him, science does not only supply new models of expression : without any explicit theoretical standpoint, he experiments an original scientific area dedicated to drama, which appears in his texts under the name "philosophy of theater" and questions its (theater's) place and its role in relationship with sciences such as biology, ethnography, psychology, psychoanalysis, neurosciences. For Evreinov, theater is a sort of pre-art (an art of transformation and not of formation as other arts): every man has a theatrical instinct, which can be helpful to cure diseases, should they be psychological or not. Evreinov published in 1920 an essay called "Theatrotherapy", but he also dedicated many other texts to this idea, moreover, he tried to demonstrate how true it is through theatrical experiences. Contemporary researchers, however, prefer to speak in less radical terms, trying to avoid misunderstanding, since therapy is associated with medicine. Jean-Marie Pradier, a famous ethnoscenologist, advises to consider theater as an art that can provide well-being to a sick person. In order to put into perspective the long-lasting heritage of the concept Evreinov created, this essay is dedicated to how "theatrotherapy" echoes the contemporary and polysemic concept of "care".

Index by keyword : N. Evreinov, theatrotherapy, transformation through play, imaginary masques, conscience of the need for theater

1. Les principes de la théâtrothérapie 

1Dans son ouvrage monumental La Révélation de l’art écrit dans les années trente, où Evreinov présente ses pensées issues de son long parcours théâtral, il reprend la notion de catharsis pour résumer le fondement de son œuvre artistique et théorique et se distinguer de la tradition aristotélicienne. Cette notion issue du domaine médical est, on le sait, appliquée au théâtre par Aristote, qui considère dans sa Poétique que « la tragédie, en représentant la pitié et la frayeur, réalise une épuration de ce genre d’émotions2 ». Evreinov étend et modifie la perspective d’Aristote. Pour le dramaturge, une multitude de besoins s’accumule au sein l’individu et pollue son inconscient en passant d’une génération à l’autre : la notion de catharsis lui sert ainsi à montrer que l’art permettrait d’éliminer ces désirs, craintes et besoins cachés. Il attribue une des meilleures interprétations de cette notion à Jacob Bernays, l’oncle de Martha Freud. Cet éminent philologue du XIXe siècle renvoie pour expliquer la catharsis à un passage d’une autre œuvre d’Aristote : le chapitre VIII de la Politique où l’auteur parle de l’influence de la musique et du chant : il y a des individus enthousiastes, sensibles, « qu’on voit prendre plaisir dans les chants qui touchent profondément ; c’est comme s’ils avaient rencontré là le remède (iatreia) et la purge (katharsis) sous l’effet des mélodies sacrées.3 » Bernays montre ici que, au-delà de la tragédie comme genre et des seules émotions de la terreur et de la pitié, la musique éclaire le pouvoir de l’art de toucher tout d’abord l’aspect émotionnel de notre psyché, d’intercepter tous les sentiments y compris ceux cachés dans notre inconscient en nous procurant la révélation de nous-mêmes. Evreinov reprend cette idée à son compte :

En parlant des voies de soulagement et même de libération pour une certaine période de temps de notre « fardeau héréditaire » qui est représenté pour l’homme civilisé par son « inconscient » archaïque, j’ai proposé la voie de l’art, non pas autant de l’art en sens de maîtrise, que de sa valeur de sur-maîtrise aux effets thérapeutiques.

Il n’y a aucun doute que c’est à peu près à cette vision de l’art que s’attachait Aristote lui-même.4

2Mais Evreinov va s’employer à rechercher le modèle parfait de la catharsis, ce qui l’amène à prendre ses distances par rapport à celui d’Aristote.

1.1 La catharsis grâce à l’identification

3L’idée que le théâtre procurerait un bien-être grâce à l’identification est déjà présente au début de l’activité d’Evreinov à travers le concept de « monodrame » qu’il élabore en 1908 : il s’agit d’une pièce ou une mise en scène où, grâce aux différents moyens scéniques, toute l’action se déroulera devant le spectateur à travers les yeux, les sens, « le moi » avec ses conflits d’un seul personnage principal :

J’appelle monodrame un spectacle dramatique d’un genre tel que, tout en aspirant à communiquer aux spectateurs de la manière la plus complète possible l’état d’âme du personnage, il présente sur la scène le monde environnant tel que l’appréhende le personnage à tout moment de son existence scénique.5

4Il utilise pour la première fois ce principe dans le spectacle Francesca da Rimini (1908) qu’il met en scène au Théâtre de Véra Komissarjevskaïa. Les événements sont projetés à travers la conscience de l’héroïne : le but est d’opérer une quasi-transformation du spectateur, qui entre dans la peau du personnage principal. Les changements intérieurs de Francesca dans Francesca da Rimini devaient être transmis à l’aide des effets d’éclairages de couleurs et de sons. Ainsi, on changeait le filtre de couleur du projecteur qui concentrait la lumière sur une zone déterminée de la scène en fonction de l’état d’esprit du personnage principal. De même, l’apparence des autres personnages devenait telle qu’elle était imaginée par la protagoniste6. Le monodrame devrait permettre une forte identification aux personnages ou plutôt à « leurs mouvements de l’âme », ce qui aurait pour effet le sentiment de participation chez le spectateur : « […] la tâche du monodrame est pratiquement de transporter le spectateur même sur la scène, d’obtenir qu’il se sente lui-même le personnage véritable.7 » Selon Evreinov, cette transformation en quelqu’un d’autre n’est pas un simple plaisir esthétique mais un besoin vital. En se basant sur des scientifiques et des penseurs aussi divers que les psychologues et les philosophes T. Ribot, K. Groos, W. Wundt, G. Leibnitz, E. Kant, J. Herbart l’homme de théâtre explique les mécanismes grâce auxquels le fait que les personnages en scène, le décor et les autres moyens scéniques soient une projection mentale d’un personnage principal pousse à l’identification :

Supposons que le personnage principal, celui qui est désigné dans le programme par « moi », ait plissé les yeux ; la conséquence est l’obscurité ; le spectateur aussi éprouve cette conséquence parce que l’éclairagiste du monodrame éteint à cette seconde la rampe, la scène et les coulisses, absolument tout ; cependant, en remontant de la conséquence à la cause, c’est-à-dire de sa propre sensation d’obscurité au fait qui la conditionne, le spectateur qui a tant soit peu d’imagination reconnaît que la cause de l’obscurité n’est pas dans l’interruption du courant électrique sur la scène mais dans le fait qu’il a, lui, spectateur, les yeux fermés.8

5Une telle proposition de mise en ordre des perceptions, qui ne survivra pas en tant que forme de texte dramatique, fait écho à de nombreuses pratiques du début du XXe siècle, ainsi que le souligne Spencer Golub, pour qui Evreinov est « le précurseur de chefs-d’œuvre du cinéma expressionniste tels que le Cabinet du docteur Caligari9. »

6Evreinov écrit lui-même : « Je ne conteste pas que, comme tout ce qui est imparfait sur terre, l’architectonique du drame que je propose, a aussi besoin de nombreuses corrections10 ». En effet, il réalise rapidement que le modèle tragique qui pourrait être suffisant pour une « identification » ne l’est pas pour la participation qu’il souhaite également atteindre et il corrige son modèle en y ajoutant le rire. Si le monodrame atteint son point culminant en nous immergeant à l’intérieur du personnage, cette forme d’écriture dramatique permet aussi le déploiement inattendu du rire. Ainsi, le monodrame d’Evreinov Les coulisses de l’âme (1913) pousse à son paroxysme le monodrame tel qu’Evreinov l’avait défini trois ans auparavant et le fait basculer dans un grotesque délibéré. Inspiré par les études de Freud, Ribot et de Wundt, ce monodrame nous plonge à l’intérieur de l’esprit humain, en représentant par des acteurs les différentes forces qui traversent la psyché du héros : le Moi rationnel, représenté par l’époux fidèle, le sujet émotionnel (l’amant) et le subconscient figuré par un voyageur fatigué qui se réveillera avant le suicide qui clôt la pièce et qu’un « chef de train » viendra chercher pour qu’il ne rate pas sa correspondance. Mais nous nous trouvons autant au sein du corps de ce héros que de son âme : le décor de la scène représente les organes humains de manière grotesque. Ici, c’est le rire qui produit l’effet de participation :

En surmontant l’horreur qui, sous une forme ou sous une autre, constitue un obstacle à la manifestation du comique, on trouve soudain à cette horreur un certain charme et, tout surpris de cette découverte, on éclate de rire, en raillant sans vergogne, après coup, ce qui avait été tout d’abord cause de trouble, d’angoisse ou de terreur.11

7Evreinov appliqua sa philosophie du comique au théâtre du Miroir Courbe où il prend les fonctions de metteur en scène principal entre 1910 et 1917 : toutes ses œuvres y sont basées sur le rire qui permet la plus intense co-création de l’acteur et du spectateur.

8Evreinov substitue la participation à l’identification justement parce qu’il critique la théorie aristotélicienne de la catharsis par l’identification, qui fait du théâtre une scène de crime :

[…] le théâtre tragique appelant le spectateur à la complicité idéale dans les crimes représentés, entraînant de façon séduisante son âme excitée par des passions dans le tournant du crime contagieusement joué, est en lui-même un crime au sens aristotélicien du mot. (Ha ! ha !) N’est-il pas vrai que l’enseignement de la catharsis pourrait être expliqué simplement : si la volonté du crime existe chez l’homme, il faut lui donner une issue appropriée ; c’est justement le théâtre qui donne cette issue12 !

9Evreinov réinterprète ainsi la théorie aristotélicienne du théâtre comme un moyen de purgation de l’âme en une promotion du théâtre comme une arène de crime. Pour lui, cette identification est indispensable à l’homme et découle de l’instinct théâtral. Toutefois Evreinov appelle à la prudence, car le potentiel de séduction du théâtre tragique d’Aristote est tel que l’esprit du spectateur peut être facilement transporté et captivé par la barbarie et la violence, par des rapports de pouvoir. Si la représentation théâtrale fait intervenir la représentation d’un acte réprimé (par la morale, voire par la loi) et que cette représentation permet au spectateur de se décharger de ses tensions, on peut cependant objecter qu’une représentation esthétisée de l’acte peut aussi séduire le spectateur, l’inspirer, lui donner l’idée de commettre l’acte, ou bien peut rendre l’acte acceptable. En effet, si normalement la fiction ne mène pas directement au réel et au contraire, comme on l’avait démontré, elle purge ; la question de la contamination, du pouvoir des fictions formant notre psyché sur la vie réelle, existe. Elle est constamment débattue ; et la censure, par exemple, est là pour témoigner de son actualité. Car même si dans certains cas les comportements relevant du « théâtre excessif » (dénomination proposée par Evreinov) paraissent n’être que de la bizarrerie ou des caprices, ils peuvent aussi être dangereux. Dans le chapitre « Le théâtre pour soi excessif » du livre Théâtre pour soi, Evreinov avertit que, si le théâtre est dans la nature de l’homme, cela suppose que ce dernier soit avisé : s’il n’est pas conscient de son instinct théâtral et si par conséquent il n’apprend pas à le maîtriser, ce penchant artistique peut prendre un tournant assez néfaste. Il nous rappelle le cas dramatique auquel se réfère Oscar Wilde dans son essai dialogué The Decay of Lying : plongée dans sa lecture, une dame suit pas à pas l’héroïne d’un roman. Mais en jouant dans sa vie réelle l’histoire qui l’avait tellement captivée, elle reproduit la même fin tragique que le personnage qui l’inspira13.

10L’ajout du rire permet de résoudre ce défaut du modèle tragique associé par Aristote à la catharsis : si elle renforce les capacités d’immersion du spectateur, elle ne le conduit pas à imiter servilement ce qu’il voit sur scène, grâce à l’effet de distance introduit par le rire. La conclusion, restant la même, que l’essence du théâtre est dans la catharsis, Evreinov confère une nouvelle dimension à cette notion. Dans le « Post-scriptum » du chapitre « Le Crime comme un Attribut du Théâtre » de son ouvrage Théâtre pour soi (1915), il demande de lui pardonner pour le fait d’avoir transformé à sa façon la notion élaborée par le « vieil Aristote ».

1.2 La catharsis grâce à la participation

11Cette transformation de la pensée aristotélicienne est liée au contexte dans lequel évolue Evreinov. Dans les années 1910-1920, la pensée russe subit très fortement l’influence de la psychologie expérimentale. Evreinov se trouve naturellement confronté au développement des disciplines étudiant l’âme humaine. Comme nous l’avons montré en évoquant la pièce Les coulisses de l’âme, il fait référence aux travaux de Sigmund Freud. Dans son premier grand ouvrage théorique Le Théâtre en tant que tel (1912), Evreinov cite en particulier la Psychologie du Sommeil 14 où l’auteur dit qu’un rêve consiste en de multiples situations visuelles que Freud assimile à des dramatisations. Les réflexions du psychanalyste sur le processus du sommeil permettent à Evreinov d’y discerner déjà ce phénomène de transformation qui va au-delà de la simple identification :

Dans sa brillante « Psychologie du Sommeil », Sigmund Freud dit que le rêve est une réalisation, en images, de ses désirs subconscients, et que la personne qui rêve les accepte, car c’est sous forme de perceptions visuelles que ceux-ci s’offrent à elle (perceptions visuelles, c’est-à-dire quelque chose de théâtralement réel et de tout particulièrement convaincant).

« Rêver, assure Freud, c’est nécessairement soumettre le matériel psychique à un processus de condensation, de fragmentation interne, de transposition, et finalement à une sélection active des éléments les plus attrayants, les plus propices au développement de la situation. C’est en imaginant les efforts qui sont nécessaires pour substituer à un article de journal, où à un discours du trône, une série d’images équivalentes, que nous pouvons nous former une idée du travail qui doit être accompli par l’esprit du dormeur, pour produire un rêve. La pensée la plus abstraite est dramatisée dans le rêve sans la moindre participation de notre être conscient. De plus, s’il n’y a pas de connexion entre les éléments du désir, ou entre les désirs cachés dans le rêve, le but du rêve devient celui de procurer les liens et les rapports nécessaires à la formation d’un ensemble dramatique unifié. »

Nous faisons la même chose en état de veille, parce que, n’étant jamais satisfait de notre réalité, nous transformons notre désir du changement futur de cette réalité en un certain fait du présent, éphémère, mais « convaincant », comme la création d’un rêve. Cette transformation est théâtralité – une réaction légitime de l’esprit critique envers un monde inacceptable en soi15 !

12L’action du monodrame nous donne aussi accès à un autre monde, inventé, fantasmatique, intime : au cœur des réflexions d’Evreinov, on trouve l’idée qu’il ne faut pas s’identifier à son propre moi dans cette recherche de « guérison » par le théâtre, mais jouer une réalité autre, inventée. Mais si le monodrame se déploie à l’origine sur la scène, dans ses réflexions ultérieures, Evreinov souligne les avantages d’une scène « à soi » par rapport à la scène officielle du théâtre. C’est la mise en scène de sa propre imagination qui permet de vivre des péripéties, des émotions, des expériences différentes de celles dont on a l’habitude, ce qui procure un effet de bien-être – l’idée est lancée dans son livre en trois tomes Le Théâtre pour soi (1915-1917). Evreinov détruit ainsi la logique du processus de sollicitation basé sur la communication entre l’œuvre d’art et son spectateur. Il remplace l’expérience passive de la catharsis d’Aristote (« la théâtralité aristotélicienne qui comme un crime est une caractéristique de l’homme dont il doit être purgé 16») par une catharsis en action, qui se dispense du principe même du « spectateur ».

13Contrairement à la catharsis d’Aristote, celle proposée en définitive par Evreinov fait vivre l’action à l’intérieur de soi, sans aucune préoccupation esthétique dans le processus de transformation, et sans obligation de faire ressentir quoi que ce soit à l’autre, au spectateur. Sa catharsis est ainsi plus proche de l’approche de Freud, pour qui la cure passe par le rappel à la conscience d’une idée refoulée et dont la méthode consiste à faire tomber les barrières psychologiques du patient pour réveiller les souvenirs enfouis, à l’origine de troubles, générant ainsi une décharge émotionnelle à valeur libératrice.17 De son côté, Evreinov exalte les avantages de la scène individuelle où l’expérience de l’illusion des impressions vécues (caractéristique du théâtre officiel) se transforme en réalisation de nos propres fantasmes. Ici il n’y a plus d’identification simple, mais une transfiguration du moi propre, par laquelle l’homme fusionne naturellement avec le personnage créé par son imagination. En conséquence, c’est un autre type d’influence que le théâtre exerce sur l’homme : la catharsis passe ici par la sollicitation directe de la participation du spectateur et non seulement de son identification, par l’absence de préoccupation directement esthétique, et par l’auto-transfiguration qui pénètre l’esprit et le corps tout entier – c’est là selon Evreinov que réside le secret de la véritable influence vivifiante du théâtre.

1.3 Les bases de la « théatrothérapie »

14Cette vision du théâtre est à la base de son idée de « théâtrothérapie », à laquelle Evreinov consacre en 1920 un article18, soulignant que la transformation par le jeu peut avoir sur l’homme un effet curatif. Le terme russe « Teatroterapia » (Театротерапия) est composé des mêmes racines grecques que le mot français. La création de ce terme en russe est associée au nom d’Evreinov. Toutefois il n’en revendique pas sa paternité, contrairement à d’autres termes comme « théâtralité » (en tant qu’instinct de transfiguration) ou « monodrame » (ré)inventés par lui et dont il est fier d’être l’auteur. Selon lui, la théâtrothérapie découle naturellement de ses précédentes réflexions : ce n’est pas une invention à proprement parler. L’article est paru en français dans le chapitre XI du Théâtre dans la vie (Paris, Librairie Stock, 1930). L’auteur y est déterminé à souligner la valeur thérapeutique du théâtre. Toutefois, ce texte, écrit de manière ludique, ne peut pas être pleinement compris sans connaissance préalable de l’œuvre antérieure d’Evreinov.

15Au début de l’article Théâtrothérapie, Evreinov pose la question de savoir « pourquoi le docteur conseille-t-il à un malade de faire un grand voyage ? » La raison se trouve dans le fait qu’en restant au même endroit longtemps, notre attention est à tel point focalisée sur les choses qui nous préoccupent, que nous ne pouvons plus adopter une attitude contemplative à leur égard :

Vous avez cessé de regarder votre entourage comme un spectacle intéressant en lui-même. Quand vous laissez tout cela, vous redevenez un spectateur comme au théâtre. Vous êtes en Italie, par exemple. […] Vous observez la succession de nouvelles mises en scène éveillant votre instinct de transfiguration qui auparavant sommeillait. […] C’est la magie du théâtre, et rien d’autre, qui vous a donné une autre conscience, une nouvelle échelle de sentiments, un intérêt nouveau pour la vie. Et vous savez fort bien que dans ce désir de vivre réside le secret de notre victoire sur beaucoup de maladies physiques.19

16En changeant de lieu, nous participons physiquement au « spectacle de vie d’un autre pays », en nous trouvant dans un environnement différent, nous agissons en fonction de ce qu’il demande. C’est justement ce qu’Evreinov reproche au fonctionnement du théâtre comme institution, pris dans une routine de la représentation : « Administrer chaque soir les pièces du vieux répertoire et les représenter toujours de la même façon, c’est négliger le fait que l’organisme cesse de tirer tout bénéfice d’un médicament auquel il s’est accoutumé »20.

17Cette injection nécessaire de nouveauté, dans l’art comme dans la vie, Evreinov l’emprunte sans doute au concept d’« ostranenie » (défamiliarisation) du formaliste russe Viktor Chklovski expliqué dans son article L’art comme procédé paru en russe en 1917. Le critique y prône la sortie des automatismes afin d’aborder le quotidien sous un regard nouveau. Le charme, la séduction, l’intérêt naissent de la surprise. Si les idées de Chklovski viennent alimenter l’imaginaire artistique, celles d’Evreinov les transforment pour aborder la transition du théâtre vers la vie dans ce qu’il peut lui apporter. Ainsi, jouer le rôle d’un personnage en bonne santé en étant malade est aussi bénéfique, conclut Evreinov suivant l’exemple de Léon Tolstoï, qui avait recours à l’autosuggestion comme remède et qui en obtenait invariablement d’excellents résultats : « sa méthode – surmonter mentalement le malaise – n’était rien d’autre qu’une manière d’auto-transfiguration : s’imaginer bien portant et agir en conséquence.21 » Il s’agit ici non pas de mentir à soi-même, mais d’éprouver le charme de la guérison, comme dans le modèle du « théâtre pour soi » proposé par Evreinov, et cité plus haut.

18Il faut tout de même souligner que si dans le concept de « théâtre pour soi », il a trouvé la meilleure façon d’expliciter son idée de la théâtralité comme instinct propre à la nature humaine, s’exprimant à travers l’« intimisation » du théâtre, il n’a pas pour autant l’intention de renoncer au théâtre comme institution publique. Ce concept lui a permis d’énoncer une théorie universelle du théâtre sans limites de temps et d’espace, avec le jeu, la transformation sans conditions, sans conventions propre au théâtre institutionnel, avec la transfiguration en tant que processus physiologique. C’était une formule ou hypothèse de travail à partir de laquelle il développe et continue à mettre au point son idée de théâtralité. Par ailleurs, dans son article Théâtrothérapie, Evreinov n’omet pas les acteurs professionnels, en affirmant que le théâtre « préserve et guérit un acteur habile ». Son activité de metteur en scène lui donnait souvent l’occasion d’observer comment un comédien qui semblait malade avant le spectacle se transformait aussitôt qu’il commençait à jouer son rôle et se sentait complètement « guéri » après la représentation. Evreinov utilise enfin ses réflexions sur le changement d’ambiance comme moyen thérapeutique théâtral pour articuler ses conclusions autour du théâtre officiel.

19Enfin, malgré la révolte constante d’Evreinov contre l’esprit pratique quand il s’agit du théâtre, la thérapie à travers le jeu donne malgré tout au théâtre un caractère fonctionnel : Evreinov propose même de rééduquer des délinquants par le théâtre. Cette contradiction peut être justifiée par l’aspiration d’Evreinov à l’universalité absolue de son projet théâtral, la dissolution des frontières entre le comportement théâtral dans la vie, les événements spectaculaires et le théâtre officiel, afin de retrouver le théâtre parfait. L’étude des effets bénéfiques du théâtre s’inscrit dans cette logique : il s’agit de montrer l’efficacité de la transposition des modèles théâtraux dans l’expérience ordinaire. Dans cette perspective, nous allons nous pencher sur la manière dont Evreinov met en œuvre ce modèle théorique dans deux expériences théâtrales.

2. Deux expériences d’Evreinov entre l’art et le soin

2.1 La Comédie du Bonheur, l’utopie de soins par le théâtre

20Par souci de clarté, il convient d’évoquer l’atmosphère théâtrale des années qui suivent immédiatement la révolution russe. En effet, l’idée de théâtrothérapie d’Evreinov peut être assimilée à une tentative de manipulation du spectateur, de prise de contrôle sur lui, qui fait écho aux velléités d’emprise croissante sur le monde de l’art à l’époque de la fondation de l’Union soviétique. Dans son livre Éros de l’impossible. Histoire de la psychanalyse en Russie, le critique contemporain Alexandre Etkind compare notre dramaturge au personnage de Woland du Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov. Mais ce point de vue efface la différence fondamentale entre la position d’Evreinov et celle du nouveau pouvoir soviétique. Alors que sa théâtralisation de la vie correspond à un désir personnel de transfiguration de soi, les projets du théâtre liés au Proletkult, organisation soviétique chargée des projets culturels, tendent à transformer le théâtre à partir d’un paradigme réaliste, de moyens matériels et de objectifs concrets. Dans son article « Faire semblant d’être en bonne santé. La Théâtrothérapie de Nicolas Evreinov », Sylvia Sasse rappelle d’ailleurs que, pour Evreinov, le modèle théâtral choisi par le Proletkult empêcherait le jeu dans ses formes originelles, et pourrait même le transformer en une espèce de pathologie.22 Claudine Amiard-Chevrel souligne également cette différence dans son article « Evreinov et le théâtre politique des années vingt » : quand public et acteurs se créent un autre « moi », agréable et séduisant selon l’idéologie nouvelle, cela correspond bien à la position evreinovienne. Mais parfois dans le théâtre d’agitation, ils doivent

[…] s’enfermer dans le masque d’un fait à exposer, d’un idéal à proposer ou d’un mal à dénoncer. Dans ce cas, la mise en masque, si je puis dire, la création d’un autre soi  n’est pas un jeu gratuit ni même le besoin d’inventer une réalité supportable ou plus séduisante ; il aboutit à vouloir façonner les autres, non seulement à leur faire accepter l’autre « moi » des acteurs – ce qui s’accorde avec Evreinov – mais à tenter de leur imposer à eux-mêmes de devenir autres par rapport aux masques qu’ils ont vus, à agir sur leur psychisme pour les transformer sans qu’ils le veuillent forcément. 23

21C’est au moment où il est confronté à cette divergence de modèles théâtraux que’Evreinov compose sa pièce préférée24 La Comédie du Bonheur (1920, le titre russe est L’Essentiel / Самое главное) et qu’il crée avec le metteur en scène A. Mardjanov « Le théâtre de la Comédie Libre », où sa nouvelle pièce devient le clou de la saison, avec plus d’une centaine de représentations. Le contexte de son apparition est donc très important, ainsi que l’a montré Gérard Abensour25. On retrouve dans cette pièce toutes les idées conçues par Evreinov au fil de son intense carrière théâtrale : l’instinct théâtral, la transformation par le théâtre, l’opposition entre le théâtre pour soi et le théâtre commercial s’y côtoient et fusionnent. Mais on y voit apparaître sous son jour le plus pur l’idée du théâtre comme thérapeutique : ce message est clair et direct dans cette pièce qui sort l’année suivant la publication de l’article « Théâtrothérapie ».

22La Comédie du Bonheur met en scène le personnage du Docteur Fregoli, guérisseur qui lui-même se transforme plusieurs fois et qui dispose d’une troupe d’acteurs : cette troupe va porter le théâtre dans la vie rangée d’une pension de famille et, grâce aux illusions qu’ils produisent, transformer la vie de chacun de ses membres. Mais si Evreinov s’identifie au personnage du docteur Fregoli, ce n’est pas pour autant qu’il soutient l’idée que c’est en nourrissant l’humanité de l’illusion du bonheur qu’on la sauvera du déclin. Selon Gérard Abensour, Fregoli est un modèle théâtral pour Evreinov car

[…] ce Protée qui trouve ses origines dans le personnage d’Arlequin … vit d’une vie pleinement humaine, il répand la joie autour de lui, tout en se faisant plaisir à lui-même, car il adore mystifier, se transformer, faire la preuve de ses talents, et c’est ce jeu continuel qui lui procure sa raison de vivre, mais aussi ses moyens d’existence. … La pièce se présente donc comme un hymne à la théâtralité, mais surtout à ces hommes caméléons qui en sont les artisans, Evreinov lui-même, en premier lieu, mais aussi Stanislavski, Meyerhold, Tairov, Gajdeburov, etc.26

23La fin de la pièce reste ouverte. Le docteur Fregoli en propose des versions différentes : comme dans la vie, tout est possible et rien n’est jamais définitivement achevé, pouvant sans cesse ouvrir vers de nouvelles aventures. Mais quel que soit le dénouement vers lequel les personnages s’acheminent, l’illusion théâtrale ne sera que bénéfique. La prise de conscience du bonheur par le jeu, de la possibilité de transformer son entourage et soi-même en quelqu’un d’autre selon sa propre volonté guide les personnages vers le meilleur, mais elle vient aussi s’opposer aux conceptions du théâtre socialiste dont le but est de rééduquer les masses en leur imposant des valeurs idéologiques par le biais de l’illusion.

24En ce qui concerne la mise en scène, elle s’inscrit dans la continuité des idées d’Evreinov qui rend hommage à l’esprit hoffmannien. Il mystifie le lecteur-spectateur, le plongeant à la fois dans la réalité, le rêve et l’inconscient. Comme l’écrivain allemand Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, qu’il adore, il désorganise le réel, en créant une sorte de grotesque fantastique. Les masques, le carnaval, différentes réalités qui se superposent contribuent à une distanciation par rapport aux évènements, permettant l’attitude ironique. Par ailleurs, le degré de participation était tel que comme l’écrit l’artiste, le décorateur du spectacle Georges (Youri) Annenkov dans ses mémoires, le jour de la première, lors du dernier acte qui présente le carnaval, « de nombreux spectateurs se sont précipités vers les marches pour monter sur scène et dans un élan acharné sont entrés dans la danse avec les acteurs costumés – arlequins, colombines […].27 »

2.2 Une expérience du théâtre « auto-bio-reconstructrice »

25Par ailleurs, un professeur devenu un proche d’Evreinov, Nicolaï Ijevski, lui avait soumis un problème survenu dans l’école où il enseignait à Petrograd. Quand après la Révolution les filles ont intégré l’école, les relations entre les enfants se sont compliquées, l’amitié s’est brisée, toute la classe s’est trouvée entrainée dans des relations complexes suite à une histoire d’amour. À la recherche de solutions, Ijevski, qui connaissait Evreinov depuis deux ans et était sensible à l’idée du « théâtre pour soi », décide de monter un spectacle improvisé, dont les personnages seront les masques de la Commedia dell’arte : la jeune fille de quatorze ans dont six garçons sont amoureux devient ainsi une Colombine charmante et légère. Un des garçons devient « Dandy », le plus sérieux des admirateurs, mais un peu frivole, un autre « Pierrot », l’admirateur désespéré, insatisfait de la fausseté et de l’artificialité du carnaval, les autres encore « Docteur Faust », personnage volontaire, « Arlequin », personnalité artistique, frivole et énergique, « L’Homme sans masque », habitant de la forêt, têtu, droit, mais en même temps sentimental28. Cette expérience de « théâtre pour soi » appliquant les idées d’Evreinov a pour résultat la présentation le 25 juin 1921 de la pièce C’était ainsi, ce n’était pas ainsi (Так было, так не было), où chacun agit sur scène selon son propre caractère, chacun crée son rôle lui-même, mais en profitant des masques de la Commedia dell’arte. Les enfants mettent ainsi en scène leurs propres relations entre eux : une situation réelle y est jouée mais, dans les conditions recréées par l’art, celles du carnaval. Ce travail intense, qui, à l’aide du théâtre, éclaire les mouvements secrets de l’âme des participants, leur permet non seulement de surmonter leurs angoisses, mais aussi de se détacher émotionnellement de l’objet immédiat de leurs attirances. Après cette expérience, Ijevski qui réalise en pratique la théorie d’Evreinov l’informe qu’il n’y a plus de romance entre les collégiens, qu’elle a été éliminée par la scène :

Un nouveau type de théâtrothérapie ? – ai-je demandé, en me souvenant de mon article ayant pour titre ce terme publié un an auparavant dans le journal Vie de l’art. – Vous pouvez l’appeler comme vous voulez, mais le fait est là : ils sont devenus indifférents envers l’objet de leur engouement. […] – a répondu Ijevski29.

26D’un côté, les participants ont eu l’occasion unique de se regarder de l’extérieur, d’un autre côté de vivre la catharsis sur scène. Un des participants du spectacle décrit son expérience ainsi : « C’est comme si mon corps était pendu sur la potence tandis que mon âme était assise en bas et riait. Maintenant, je vis »30. Suite à la lecture des témoignages des élèves, le directeur de l’école exprime sa gratitude :

Et ils ont raison ceux qui, parmi eux, disent que dans cette mise en scène, ils voient la conclusion, non plus « artificielle » mais « artistique », du hideux enchevêtrement de leurs sentiments, qu’il aurait été impossible de défaire autrement. Et s’il en est ainsi, il ne reste plus au pédagogue qu’à souscrire à l’appréciation expressive de ce spectacle qui lui est donnée par un connaisseur et un maître incontestable en matière théâtrale, tel que l’est Nikolaï Evreinov.31

27Dans son texte Sur le nouveau masque (1923), Evreinov analyse ce « spectacle », cette mise en scène des problèmes d’un groupe de collégiens, en le considérant comme la meilleure tentative de l’« auto-bio-reconstruction » : « Visiblement, N.P. Ijevski a bien compris Aristote, lorsqu’il prêchait que la catharsis (purgation) était la finalité d’un drame. Je crois que jamais, ni avant, ni après Aristote, une telle élimination de passions, menant à la purification bienfaisante, ne se posait comme objectif aux participants du spectacle eux-mêmes. »32 Evreinov perçoit cette expérience pédagogique d’Ijevski comme la réalisation de cette forme d’influence théâtrale, où la sollicitation est directe et où la catharsis ne passe pas par l’identification mais par la participation.

28D’ailleurs, dans son étude sur Evreinov, Boris Kazanski fait un rapprochement entre ce spectacle et la psychanalyse :

Ce spectacle C’était ainsi – ce n’était pas ainsi, représente-t-il la vie, la vie élevée jusqu’au théâtre, ou le théâtre passant dans la vie ? Ou les deux… C’était une expérience magnifique de psychanalyse collective réalisée scéniquement. C’était la sublimation des heurts de la vie par leur transposition dans le monde de l’art.33

29Chez Evreinov, cette dimension curative est d’autant plus marquée qu’elle ne passe pas par un élément étranger. Le masque est selon le dramaturge quelque chose de naturel pour l’homme : il est comme le prolongement de la théâtralité qui lui est propre. S’exprimer en mettant un masque imaginaire n’est pas de l’ordre de l’artificialité, mais de la sincérité : cela va devenir un élément de plus en plus important dans la pensée du dramaturge.

30Le thème du masque est particulièrement important dans le monde théâtral russe de cette époque : en 1912 paraît le premier numéro de la revue Les Masques, appelée à refléter les nouvelles recherches dans le domaine du théâtre. Dans un préambule, le point de vue de la revue et son titre sont explicités  – le nom de l’auteur de ce texte n’est quant à lui pas indiqué, car la revue était probablement rédigée par un groupe d’auteurs parmi lesquels pouvaient figurer V. Meyerhold, Leonid Andreïev, Mikhaïl Bontch-Tomachevski, Boris Glagoline, Fedor Komissarjevski, Alexandre Benois et Nikolaï Evreinov, tous faisant partie du comité de la rédaction de la revue. Cependant, en lisant ce texte sur le sens du masque, c’est l’influence d’Evreinov que l’on ressent le plus. Dans cet article, il est en effet question de l’art scénique comme d’un masque, que l’on perçoit comme « la transformation de l’homme et du monde qui l’entoure en quelque chose de nouveau ».34 Le besoin de cette « transformation de soi et de l’entourage en images nouvelles » ou de la création du masque est « propre à l’âme humaine ». En conséquence, créer le masque, signifie créer un nouveau monde, une nouvelle vie, et ce qui est particulièrement important, devenir un « réel participant de cette nouvelle vie » ou « créer un théâtre et en être son acteur. »35

31En 1923, Evreinov propose de manière indépendante sa vision du « nouveau masque ». Le succès de l’expérience d’Ijevski l’a convaincu de la nécessité de l’apparition, dans l’histoire du théâtre, d’un type de masque qui permettrait de « se faire apparaitre soi-même sur les planches en reproduisant ce qui s’était réellement passé. 36» Mais cette reproduction doit ici être comprise comme une « dénégation » de la réalité traumatique, comme la « suspension » de la situation et sa résolution symbolique37. Il ne s’agit donc pas de se représenter soi-même, ce qui n’a pas de sens dans la vision d’Evreinov, mais de jouer son propre moi à travers le masque, avec ce que cela suppose de transformations. Les masques proposés aux collégiens sont ainsi supposés les aider dans leur création : il leur donne, selon la formule du poète et artiste russe Volochine, le « droit à l’inviolabilité de son sentiment intime, dissimulé derrière une formule conventionnelle38 ». Cette question de jouer soi-même à travers un masque suscite toujours un grand intérêt, elle est traitée dans la littérature, dans la sociologie et dans l’art. L’artiste et écrivain E. Rondepierre le démontre remarquablement avec beaucoup de délicatesse dans son livre Double feinte en parlant des travaux de Philip Roth et d’Erving Goffman :

Les héros de Roth Wendy et Henry (qui ont une « très haute conscience de soi ») font partie de "ceux dont la santé dérive de la séparation de ces deux termes" (de la conscience qu’on a de soi-même et de son être naturel). Ils vont plus loin : ils la provoquent, la souhaitent, en jouent et, ô surprise, en reçoivent des satisfactions. 39

Conclusion : Pour en finir avec l’art-thérapie40 ? L’art du soin par Evreinov

32Si aujourd’hui, les chercheurs placent les propositions d’Evreinov aux côtés de celles du psychothérapeute Moreno, considéré comme le père du psychodrame, le nom de l’homme de théâtre russe n’est évoqué que depuis peu de temps dans le domaine de la santé41. Moreno exprime les mêmes idées à la même époque, notamment les concepts de transformation, de rôle, de perceptions visuelles, de catharsis, de l’effet thérapeutique sur l’acteur et sur le public. Il n’y a vraisemblablement pas eu d’échange direct entre les deux hommes : Evreinov ne connaissait probablement pas Moreno, mais ce dernier l’évoque dans ses notes pour l’édition de The Theatre of Spontaneity42 en critiquant brièvement son ouvrage Le Théâtre dans la vie. Il est possible que le fondateur du psychodrame ait été influencé par la pensée d’Evreinov. John Casson analyse cette probabilité en désignant Evreinov « comme un prophète de Moreno du psychodrame et de la dramathérapie. »43

33Ces quelques lignes situées à la fin de son article « Théâtrothérapie » nous laissent imaginer la situation dans le domaine de recherche du bien-être par le théâtre à l’époque :

La Théâtrothérapie en est encore à son stade primitif de développement… J’écrirai un jour, je l’espère, un livre là-dessus. En attendant, je voudrais avoir seulement réussi à attirer l’attention du lecteur sur cette méthode curative nouvelle employée déjà par quelques médecins ou metteurs en scène aux mains desquels, aussi étrange que cela puisse paraitre, sont aujourd’hui les plus fortes armes pour la sauvegarde de la santé humaine.44 

34Ni pendant les dix années qui séparent la publication de l’article en Russie et sa republication dans le livre Le Théâtre dans la vie paru en France en 1930, ni après, Evreinov n’écrira de texte consacré spécifiquement à la théâtrothérapie. Evreinov est un érudit et un artiste, il n’est pas psychothérapeute, malgré ses travaux parfois articulés à un but thérapeutique, comme on a pu le voir. Le théâtre d’Evreinov prétend soigner au-delà de maladies : il prend soin de l’être tout entier, et cela en fonction de la propre volonté de son « maître » qui lui-même se donnera l’ordre de déclencher ou non le mécanisme de transformation. Evreinov continue à explorer le rapport du conscient et de l’inconscient et la notion de catharsis restera toujours très importante dans ses travaux. Il réalise probablement avec le temps que la théâtrothérapie devient trop étroite pour ses ambitions de théoricien.

35De plus, son projet va au-delà de la thérapie telle qu’on l’entend aujourd’hui. En effet, d’après l’étymologie le mot thérapie vient du grec ancien therapeia – cure, dérivé de therapévô – servir, prendre soin de, soigner, qui donne aussi therapôn – serviteur. Or, aujourd’hui, on l’associe plutôt au traitement conditionné par le savoir-faire et le pouvoir du médecin. Dans les années quatre-vingt-dix, suite à cette domination de la signification trop étroite de cette notion (guérir une maladie grâce à un savoir-faire), certains artistes et chercheurs estiment que le mot thérapie n’est pas adapté pour parler de l’utilité du théâtre ou de l’art en général pour la santé. Mais on le voit, le modèle développé par Evreinov, en dépit de sa terminologie datée, s’inscrit bien dans la logique contemporaine du « soin » : quels que soient les termes utilisés, il reste indiscutablement un des précurseurs importants dans la recherche de la santé par le biais du théâtre.

Notes

1 L’auteur de l’article tient à remercier très sincèrement V. Feuillebois pour son aide dans la rédaction du texte ainsi que M. Fouilleroux pour sa relecture et ses corrections de langue.

2 Aristote, La Poétique, Chapitre VI, trad. Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Seuil, 1980, p. 52.

3 Aristote, La Politique, Chapitre VIII, 7 1342a 5-15, cité par BERNAYS J., Grundzüge der verlorenen Abhandlung des Aristoteles über Wirkung der Tragödie, Berlin, 1857. Nous retrouvons cette citation dans Evreinov N., Révélation de l’art (Otkrovenie iskusstva), S-Pb., Mir, 2012, p. 445.

4 Evreinov N., Révélation de l’art (Otkrovenie iskusstva), S-Pb., Mir, 2012, p. 443 ; Evreinov N., Révélation de l’art, partie 3, ch. 6, Manuscrit des archives de la BNF.

5 Evreinov N., Introduction au monodrame (Введение в монодраму), 1908, Éditions N.I. Butkovskoj, St. Pétersbourg, 1909, p. 8 ; publié dans Démon de la théâtralité (Демон театральности), Moscou, Saint-Pétersbourg, Letnij sad, 2002, p. 102 (toutes les traductions du russe pour lesquelles le nom du traducteur n’est pas mentionné sont nôtres).

6 La correspondance avec Komissarjevski (le frère de l’actrice et metteur en scène), une interview donnée au reporteur du journal moscovite Le Théâtre, et des souvenirs de contemporains témoignent de l’intention d’Evreinov de monter Francesca da Rimini avec la méthode du monodrame. Il écrivait en été 1908 : « Entre autres, les servantes doivent refléter l’esprit de l’âme de Francesca, dans le premier acte, elles sont habillées en rose pâle, leur rire est innocent, les silhouettes et les voix infantiles ; dans le troisième acte, elles sont en pourpre, les lèvres charnues, les voix passionnées, etc. ; dans le cinquième acte, elles sont en blanc fastidieux, aux visages pâles, prises de la langueur et d’un mauvais pressentiment. » (Doubnova E., Evreinov – metteur en scène des théâtres privés (1907 – 1909) (Н. Н. Евреиноврежиссер частных театров (1907 – 1909 гг)), Moscou, Nauka, 1994, p. 82.

7 Evreinov N., Introduction au monodrame, St. Pétersbourg, Éditions N.I. Butkovskoj, 1909, p. 27.

8 Evreinov N., Introduction au monodrame, 1908, dans Revue d’études théâtrales, Registres, N°4/nov.1999, Presses de la Sorbonne Nouvelle, traduction de Danielle Konopnicki Miot, p. 165-166.

9 Golub S., « Le monodrame, structure de base pour l’étude de Nicolas Evreinov », Revue des études slaves, 1981, N°53-1, p.15-26, p. 23.

10 Evreinov N., Introduction au monodrame, 1908, op. cit., p. 166.

11 Evreinov N., À l’école de l’esprit (В школе остроумия), chap. 15, traduit par L. Evstigneeva, Revue des études slaves, vol. 53, n° 1, 1981, p. 6.

12 Evreinov N., Théâtre pour soi (Театр для себя), tome I, 1915, publié dans Démon de la théâtralité, Moscou, S-Pb., Letnij sad, 2002, p. 148.

13 « Elle [une amie d’Oscar Wilde] m’avoua s’être sentie poussée par une force irrésistible à suivre pas à pas l’héroïne dans sa marche étrange et fatale et qu’elle avait été la proie d’une terreur réelle en attendant impatiemment les quelques chapitres de la fin. Quand ils parurent, il lui sembla qu’elle était contrainte de les reproduire dans la vie et elle céda à cette contrainte. C’est là un exemple très clair de cet instinct d’imitation dont je parle, et un exemple tragique à l’extrême », Wilde O., Le déclin du mensonge, traduit de l’anglais par H. Rebell, Paris, Éditions Allia, 2003, p. 52-53.

14 Evreinov appelle l’ouvrage auquel il se réfère « Psychologie du Sommeil », il s’agit sans doute de L’interprétation des rêves (Die Traumdeutung, la première traduction en français par I. Meyer en 1926 est « La Science des Rêves »).

15 Evreinov N., Le Théâtre en tant que tel (Театр как таковой), Moscou, Vremia, 1923, p. 45.

16 Sasse S., « Jouer à être en bonne santé. La Théâtrothérapie de Nicolaj Evreinov dans le contexte de l’esthétique théâtrale de sollicitation (« Мнимый здоровый ». Театротерапия Николая Евреинова в контексте театральной эстетики воздействия) », in La Littérature russe et la médecine : Corps, prescriptions, pratique sociale (Русская литература и медицина: Тело, предписания, социальная практика), sous la direction de K. Bogdanov, Yu. Mourachov, R. Nicolosi, Moscou, Novoe izdatel’stvo, 2006, p. 209-220.

17 Il faut noter que les psychothérapeutes réfléchissent eux aussi à l’utilisation du théâtre dans le cadre de la cure. On retrouve cette interrogation dans la définition en 1935 du « psychodrame » par le psychiatre et psychologue américain d’origine roumaine Jacob Moreno, considéré comme son fondateur essentiel. Il explore l’idée de « Théâtre spontané » dès 1921. À la différence de Freud, Moreno propose de mettre en action la complexité d’une situation réelle, semi-fictive ou imaginaire plutôt que d’en parler. Ce psychiatre s’inspire dans ses idées des concepts du jeu formulés par les hommes de théâtre russes Konstantin Stanislavski et Mikhaïl Tchekhov, qu’il cite dans ses textes.

18 L’article Théâtrothérapie est publié dans le journal pétersbourgeois La Vie de l’art (Жизнь искусства) consacré à l’art, le théâtre et la littérature, édité entre 1918 et 1922, aux côtés de l’article de Natalia Sats sur la perception du théâtre contemporain par les enfants d’âges différents.

19 Evreinov N., « Théâtrothérapie » (Театротерапия), Vie de l’art (Жизнь искусства), 1920. № 578−579, publié en français dans Le Théâtre dans la vie, Paris, Stock, 1930, p. 128.

20 Evreinov N., « Théâtrothérapie », Vie de l’art, (Jizn’ Iskusstva), 1920, N°578-579, p. 15.

21 Evreinov N., Théâtrothérapie, 1920, publié en français dans Le théâtre dans la vie, 1930, p. 130.

22 Sasse S., art. cité, p. 209-220.

23 Amiard-Chevrel Cl., « Evreinov et le théâtre politique des années vingt », Revue des études slaves, vol. 53, n° 1, 1981, p. 61.

24 Dans sa lettre datant du 4 octobre 1924 à Eino Kalima qui met en scène au Théâtre National de Finlande la Comédie du Bonheur, dont la première aura lieu le 4 novembre 1924, Evreinov le remercie : « Acceptez mes remerciements profonds pour l’attention que vous avez accordé à mon œuvre préférée » (cité par Bycling L., « Nicolai Evreinov en Finlande », in Culture de la diaspora russe, Conférence internationale de Tartu, Tartu, Éditions Universitaires, 1994, p. 132).

25 Abensour G., « La Comédie du bonheur », Revue des études slaves, vol. 53, n° 1, 1981, p. 115-132.

26 Abensour G., art. cité, p. 129.

27 Annenkov Y., Journal de mes rencontres (Дневник моих встреч), t. 2, Moscou, 1991, p.  33.

28 Evreinov N., Sur le nouveau masque (О новой маске), Petrograd, Tretia straja, 1923, p. 25-27.

29 Evreinov N., Sur le nouveau masque, op. cit., p. 34.

30 Les déclarations émises par les participants dans le recueil des mémoires de l’école En cent ans (За сто лет, Воспоминания, статьи, материалы. Петербургская бывшая 3-я гимназия, Leningrad, 1923, p. 154) témoignent de l’importance que ce spectacle a pour eux.

31 Post-scriptum de N.A. Sokolov, directeur de la 13ème École Soviétique du Travail à la brochure de Nicolas Evreinov Sur le nouveau masque, op. cit., p. 40-42 (la traduction en français est cité de : De Nievre D., Une Saga libérale en Russie : Les Evréinov, Juifs, marchands, nobles et artistes 1650-1950, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 329).

32 Evreinov N., Sur le nouveau masque, op. cit., p. 34-35.

33 Kazanski B., Méthode du théâtre (Метод театра), Leningrad, Academia, 1925, p. 87-88.

34 Introduction, « Les Masques » (Маски), №1, Saint-Pétersbourg, 1912, p. VII.

35 Introduction, « Les Masques », op. cit., p. VII.

36 Evreinov N., Sur le nouveau masque, op. cit., p. 6.

37 Ibid.

38 Volochine formule cette idée pour la première fois en 1904 dans son essai Les visages et les masques (Les lettres sur le théâtre français), puis il la développe dans ses articles Le visage, le masque et la nudité (1910), Les portraitistes contemporains (1911).

39 Or, « pour le personnage de Roth Nathan Zuckerman, la santé mentale des occidentaux réside dans cette vérité commune : "Ce qui est désirable est la coïncidence entre la conscience qu’on a de soi-même et son être naturel" » (Rondepierre E., Double Feinte, Paris, éditions Tinbad, 2019, p. 111)

40 Nous empruntons ici le titre du chapitre IV de Y a-t-il un art brut au théâtre ?, actes du colloque du 6 novembre 1993 au Théâtre des Arts de Cergy, « Théâtre / Public » N°118-119, 1994, p. 71.

41 Voir : Alexandrov A., Thérapie analytico-cathartique des blessures émotionnelles (Аналитико-критическая терапия эмоциональных нарушений), St. Pétersbourg, Spets. Lit, 2014.

42 Moreno, The Theatre of spontaneity, Oxford, Beacon House, 1947, p. 43.

43 Casson J., « Evreinoff and Moreno: Monodrama and Psychodrama, Parallel Developments or Hidden influences? », Bulletin of the British Psychodrama Association, Vol.14, n°1 et 2.

44 Evreinov N., Le Théâtre dans la vie, Paris, Stock, 1930, p. 132-133.

To cite this article

Tatiana Babinchuk, «Nikolaï Evreinov et la possibilité d’une « théâtrothérapie »1», Phantasia [En ligne], Volume 9 - 2019 : Image, imagination, guérison, URL : https://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=1105.

About: Tatiana Babinchuk

Université Clermont Auvergne. Doctorante, ED 370 Lettres, Sciences humaines et sociales, en partenariat avec CELIS (Centre de Recherches sur les Littératures et la Sociopoétique), thèse en préparation : L’instinct créateur. Nicolas Evreinov, entre théâtre et anthropologie sous la direction de Régis Gayraud